« Archétype », in Alessia de Biase et Philippe Bonnin (dir.), Les Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère « Abécédaire anthropologique de l'architecture et de la ville », n° 20/21, 2007, p. 38-41.

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Texte intégral de l'article



En admettant, avec Jung, que deux des principes de l’archétype – universalité et transmission héréditaire – réunissent l’ensemble des définitions qui ont couru pendant les siècles précédents, la notion trouve sa place en architecture et non plus seulement en philosophie, en psychanalyse et en anthropologie. Reste la question du passage de l’archétype au type (et vice versa), le premier ne pouvant se contenter d’être revêtu d’habits plus primitifs et plus universels que le second. Linguistes (de Peirce à Chomsky), architectes (Aymonino, Rossi) et sociologues (Bourdieu, Raymond) ont chacun cherché les systèmes du mode d’engendrement régulier des paroles, des édifices ou des pratiques. Ce n’est pas un hasard si la première apparition de l’habitus chez Bourdieu se trouve dans sa traduction et sa postface de Architecture gothique et pensée scolastique, de Panofsky, auteur par ailleurs de La Perspective comme forme symbolique, œuvre décisive s’il en est.
La “ forme symbolique ” est précisément l’une des définitions de l’archétype par de nombreux auteurs qui entendent autant la forme mentale que la forme concrète, ce qui veut dire que l’archétype est une forme en creux, une matrice capable de générer autant de formes de la même espèce. Bien que les êtres vivants soient les architectes et pas leurs œuvres, la classification typologique des édifices tente d’obéir aux mêmes règles que celles de la classification des espèces biologiques. Les classificateurs des maisons vernaculaires pour la mémoire des arts et traditions populaires nous ont appris les merveilles des typologies rurales avant que, à la fin des années soixante, les architectes italiens susnommés nous révèlent la formation des typologies urbaines. En France, l’écho de ces historiens de la ville a dû attendre la contestation du radicalisme d’une modernité accusée de causer des désordres urbains bien avant ceux des banlieues.
Entre temps, c’est la postmodernité qui a entrepris de dévoyer les typologies en construisant des palais postiches pour le peuple, de faux quartiers haussmanniens dans les villes nouvelles ou, avec plus de bonheur, de nouvelles pyramides “ en tant que figurations archétypales d’un mythe communautaire ” (Christian Moley). Hors de France, on doit à Venturi et Rauch, à Graves, à Reichlin, etc., le retour d’un archétype de la maison à toit pentu, poursuivi aujourd’hui par Herzog & de Meuron, qui ont décliné diverses maisons de Monopoly compactes dans divers projets en Suisse ou en France. Voir aussi comment le même archétype est repris par l’architecte français Jacques Ferrier pour une nouvelle gamme de maisons Phénix ou par les architectes du groupe “ Périphériques ” dans un lotissement en Loire-Atlantique, sans que l’on sache vraiment si un tel recours au toit à deux pentes relève d’une reconnaissance d’un archétype populaire ou bien d’un pied de nez aux doctrinaires modernes – en procédant tout de même à un nécessaire détournement, refusant la tuile et le débord de toit conventionnels. Les héritiers des thèses modernes sont encore nombreux à écarter toute forme de toit à pentes et à perpétuer la Dachkrieg, la guerre des toits des années 1925. En dépit des quelques brouilleurs de piste cités plus hauts, l’affirmation de cette modernité, pour les architectes comme pour une petite minorité d’habitants, passe par la décollation du toit. Encore ne s’agit-il chez nous que d’innocentes manœuvres idéologiques alors qu’en Cisjordanie, on prend très au sérieux les origines arabo-méditerranéennes du toit plat, à en juger par les toits de tuiles d’un rouge éclatant dont y sont coiffées tant de maisons de colonies israéliennes. Ces colons auraient-ils oublié que, deux générations plus tôt, des architectes du Bauhaus fuyant l’Allemagne nazie avaient construit à Tel-Aviv d’étonnants manifestes au toit évidemment plat ? A soixante-dix ans d’écart, l’usage politique de l’archétype est donc confirmé, tout en pouvant être révisé : on se souvient que Le Corbusier lui même avait proposé une toiture à pentes (certes inversées) dès 1930 pour la villa Erazurris et que, pour lui, l’architecture avait bien une histoire et des fondations. Sans dire que la notion de fondation concrète n’était justement pas un vain mot chez Le Corbusier, à croire Adolf Max Vogt, pour qui la doctrine des pilotis serait issue des palafittes qui peuplaient le pourtour des lacs de Neuchâtel et de Bienne.
De son côté, Daniel Le Couedic a bien démontré comment l’invention de la maison bretonne fut une contrepartie de la percée du jacobinisme dans la péninsule, le même raisonnement pouvant être appliqué à la maison basque, provençale, etc. Pavillonneurs et pavillonnaires sont convaincus de l’authenticité des archétypes néo-régionaux qu’ils véhiculent, ces reconstructions identitaires locales étant dépassées par l’invention et la diffusion de la villa anglo-normande sur toute la côte atlantique, de Calais à Hendaye. Ce qui compte, en effet, ce n’est pas tant l’identité territoriale que l’identité sociale, la bourgeoisie du Second Empire et de la Troisième république s’offrant la villa anglo-normande pour ses loisirs tandis qu’elle “ offrait ” à ses ouvriers les courées et autres corons, archétypes du logement ouvrier appelés à disparaître en même temps que la classe du même nom. Tout type naît de la rencontre entre des formes spatiales et des formes sociales. Pour Henri Raymond, la villa vénitienne du Cinquecento représentait le rapport au monde de l’aristocratie vénitienne qui reconquérait la Terra Ferma à la suite de ses échecs face aux Turcs. Cette situation historique et sociétale singulière explique que ces villas, celles de Palladio notamment, demeurent uniques, ne sont pas devenues des archétypes, ce qui n’empêchera pas le néo-palladianisme anglais de réutiliser les archétypes grecs et romains tels que Palladio les avait lui-même revisités pour d’autres édifices. Une autre situation historique est celle, au XVIIIe siècle, de l’essor de la bourgeoisie spéculatrice parisienne ; alors que dominait auparavant la maison unifamiliale à étages, cette bourgeoisie, selon Jean-François Cabestan, contribue à l’invention de l’immeuble collectif par le renversement historique du passage de la distribution horizontale (la maison) à la distribution verticale (l’appartement de plain-pied), le rapport séculaire que l’habitation entretenait avec le sol naturel ayant retardé l’indépendance des logements et la montée aux étages des cuisines pour chacune des familles.
Les archétypes de la maison sont relativement stables sous nos latitudes (ancrage au sol, maçonnerie, toit à pentes, occupation par une seule famille), ce qui n’est pas le cas ailleurs, selon une diversité dont les anthropologues (à commencer par Amos Rapoport) ont fait leur miel. En revanche, ceux de l’habitat collectif sont plus incertains, ce qui donne raison à Bachelard, pour qui la maison était “ une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme ”. Dégagé des mythes et plus contraint par les instances productives, l’habitat collectif n’en obéit pas moins à une puissante classification typologique durant sa longue histoire. Peut-être le renouvellement des typologies le long de mêmes rues a-t-il ôté leur ancrage de la mémoire, exception faite du dernier né, le vénérable cent-cinquantenaire immeuble haussmannien, symbole de l’empetitbourgeoisement de la société urbaine pour laquelle il demeure une référence indépassable. Le succès historique de l’immeuble haussmannien pourrait être l’une des formes du passage du type à l’archétype, de même que l’hôtel particulier des XVIIe et XVIIIe siècle, type aristocratique par excellence, est devenu l’archétype de la noblesse d’État républicaine, qui y loge son président et ses ministres.
Entre le haut et le bas, quel est l’horizon des classes moyennes ? Pour ceux qui n’avaient même pas accès aux derniers avatars du petit haussmannien d’avant 1914, les HBM ont été une parenthèse brève mais une référence durable en tant que dernière forme urbaine régulière avant la Charte d’Athènes, pendant que la République de Weimar inventait de son côté les Siedlungen. Cette morphologie urbaine, intermédiaire entre l’îlot et la barre, est demeurée l’exclusivité des pays germaniques, avant le triomphe international des barres et des tours au lendemain de la deuxième guerre mondiale, en Allemagne y compris. Tours et barres : des deux avatars de la modernité, la tour est sans doute le seul qui ait atteint le statut d’archétype, son symbolisme phallique, devenu de plus en plus explicite avec les récentes saillies de Foster et de Nouvel à Londres et à Barcelone, étant cependant transcendé par les références bibliques (Babel), médiévales (Bologne, cités toscanes) et modernes, avec un Manhattan qui a su se relever de l’écroulement du 11 Septembre. L’avantage est qu’une tour sert à tout (bureaux, logements, hôtels, équipements), d’où son évidence dans les métropoles denses du Brésil et d’Asie. Philip C. Johnson, le premier, avait de surcroît montré qu’avec la tour, on pouvait tout faire, y compris une horloge Chippendale. Vilipendé à l’époque (1982) pour sa trahison de l’idéal moderne dont il avait été l’un des porte-drapeau américains, il aura eu le temps de voir à la fin de sa vie les tours chinoises ou singapouriennes qui empruntent à tout le répertoire antique et occidental, du temple grec à la pyramide, de la coupole à l’arc de triomphe. Car, dans la marchandisation du monde, le recours aux archétypes est à l’évidence le moyen le plus simple et le plus sûr de faire de l’architecture une marchandise mondialisée.


Bibliographie
Baboulet, Luc, “ Le toit est-il moderne ? ”, Le Moniteur Architecture AMC, n° 89, mai 1998, p. 84-86.
Bachelard Gaston, La Poétique de l'espace, Paris, Presses universitaires de France, 1957.
Cabestan, Jean-François, La Conquête du plain-pied. L’immeuble à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Picard, 2004.
Le Couedic, Daniel, La Maison ou l’identité galvaudée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003.
Moley, Christian, “ La dégradation du gradin ”, Techniques & architecture, “ Archétypes, prototypes, types… ”, n° 341, avril-mai 1982, p. 80-87.
Rapoport, Amos, Pour une Anthropologie de la Maison, Paris, Dunod, coll. Aspects de l’urbanisme ”, 1972.
Raymond, Henri, L'Architecture, les Aventures spatiales de la Raison, Paris, Centre de Création industrielle–Centre Georges-Pompidou, 1984
Vogt, Adolf Max, Le Corbusier, le bon sauvage. Vers une archéologie de la modernité, Gollion, Infolio éditions, 2003.


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