Comme Marion Segaud, comme Jean-Pierre Frey et comme Daniel Pinson , j’appartiens ici au groupe des témoins seniors, nous quatre ayant été proches d’Henri Raymond, dont l’ombre, ou plutôt la lumière, plane sur ce colloque et dont la place essentielle qu’il a occupée dans la fondation du champ de la sociologie de l’architecture a déjà été évoquée à plusieurs reprises.
Comme certains d’entre vous le savent, la thèse d’Etat d’Henri Raymond, qui était intitulée « Le concept d’architecture », était composée de deux parties, l’une, épistémologique, témoignait de préoccupations proches, il me semble, de celles de Philippe Boudon, et l’autre, sociologique, traitait de l’usage de l’espace habité, saisi à travers la parole des habitants. Je dis « sociologique » dans un sens générique, car Raymond est de ceux qui, comme Bourdieu et comme d’autres, considéraient comme unitaires le champ de la sociologie et celui de l’ethnologie. C’est une question qui a déjà été et qui sera discutée dans ce colloque, dont le titre n’est pas « sciences sociales et architecture ».
Considérer ce champ comme unitaire ne veut pas dire pour autant qu’il est unifié, et qu’il n’a pas de limites, notion éminemment anthropologique, avant et avec Marion Segaud. En effet, s'il me paraît difficile de dire où finit la socio et où commence la psycho ou l'anthropo, les disciplines existent toutefois par leurs concepts, par leurs méthodes, par leur tradition et je suis très étonné de voir autour de moi certains collègues sociologues faire valser l’étiquette de leur carte de visite et s’autoproclamer désormais « anthropologues » – je ne balance pas de noms, vous les connaissez aussi bien que moi.
J'ai aussi mentionné la psychologie car, comme vous le savez, la psychologie de l'environnement américaine a beaucoup influencé l’approche de l'espace et de l'architecture dans les années 60 et 70. C’est aussi pour se distinguer de la sociologie des institutions ou de celle du travail, alors les seules légitimes, que des chercheurs que nous nommerions aujourd'hui « sociologues » ou, donc, puisqu’ils y tiennent, « anthropologues », s'intitulaient eux-mêmes « psychosociologues ». Je pense à Nicole Haumont, par exemple, mais aussi à Paul-Henry Chombart de Lauwe, qui lui aussi mériterait un hommage, Chombart qui se présentait, ou que l’on présentait, tantôt comme ethnologue, tantôt comme psychosociologue.
Pour ma part, étant donné, donc, ma place de témoin senior ici, je vais me livrer, moi aussi d'une certaine manière, à la restitution de l'évolution de ma relation au couple sociologie-architecture, pour expliquer une évolution qui aboutit à un résultat paradoxal, que je voudrais objectiver et non pas faire dériver de mon gâtisme et de mon pessimisme.
En bon élève d'Henri Raymond, j'ai d’abord longtemps pensé que la place du sociologue, plus exactement une des places que peut occuper la sociologie des usages, qui n'est bien sûr qu'une des sociologies du champ sociologie-architecture, j'ai donc longtemps pensé que la place de la sociologie des usages était de former les architectes et d'informer le projet architectural.
Former les futurs architectes, c'est la tâche qu'un certain nombre d'entre nous assume dans les écoles d'architecture, où il s'agit d'enseigner aux élèves de ces écoles tout ce qui fonde un usage, une manière de faire, un mode de vie, etc. – je répète que je ne parle que de la sociologie des usages, pas de la sociologie urbaine. La sociologie et l’anthropologie s’y retrouvent d’ailleurs, que ce soit à l’échelle de la ville ou à celle du logement, mais l’usage de la ville et l’usage du logement ont peu de choses en commun, et il est rare que l’on puisse enseigner aussi bien l’un que l’autre.
Et informer le projet architectural, cela voulait dire introduire dans le programme des éléments de connaissance sur l'usage, qu'on les appelle besoins, demande, manières de faire, etc. ce qui n’est pas la même chose mais je n'entre pas dans le détail. Un tel schéma fonctionnaliste, vous l'avez vu cent fois dans tous les manuels de méthodologie du projet – ceux de Robert Prost, par exemple, mais la littérature américaines adore ça –, qui nous font croire à la linéarité ou au cycle d'un processus qui voudrait que la connaissance des usages participe à l’élaboration d’un programme et que l’évaluation de l’usage de l’édifice retourne, par un mouvement de feed-back, à la connaissance générale et à la programmation de futurs édifices, suivant en cela les modèles industriels. Or, on le sait bien, le BTP, n’est pas une industrie comme les autres, elle ne produit pas de produits de consommation.
Comme sous-ensemble de la connaissance des usages, l’activité d'évaluation des édifices peut être datée du tome 2 de Famille et habitation, l’ouvrage de référence de Chombart de Lauwe, qui date de 1960, mais on doit plus sûrement la dater du Pessac de Le Corbusier, de Philippe Boudon, par son objectif extrêmement bien construit, à la différence de celui de Chombart. L’œuvre postérieure de Philippe Boudon sur la fondation de l’architecturologie est bien plus considérable, je m’y suis moi-même référé, bien sûr, pour quelques travaux sur la conception, mais pour les architectes et pour les sociologues de l’architecture, c’est Pessac qui est l’ouvrage fondateur. J’ai une affection particulière pour Pessac, affection redoublée aujourd’hui par le phénomène étrange de la patrimonialisation à outrance de Pessac, au point qu’il faudrait aujourd’hui écrire le volume 4 de la saga : après Pessac 1- la conception par Corbu, Pessac 2- le détournement par les habitants et Pessac 3-vu par Boudon, Pessac 4- la gentrification-patrimonialisation s’impose.
Il existe un autre domaine de recherche que, à mon avis, il ne faut pas confondre avec l’évaluation, bien qu’il en soit un cousin, c’est celui de la réception de l’architecture, par analogie avec la réception de l’œuvre d’art et tout le champ institué par l’Ecole de Constance autour de Hans Robert Jauss. Jauss a été un jeune Waffen-SS, ce qui n’est pas un engagement à prendre à la légère, bien supérieur à celui du pauvre Heidegger, mais bon, après la guerre, il est devenu le grand intellectuel que nous connaissons et a fondé sa fameuse théorie sur l’esthétique de la réception. A cet égard je vous renvoie au très bon numéro de la revue de l’école d’architecture de Lille, consacré à la réception de l’architecture, avec en particulier un excellent article de Bernard Haumont. Il y a bien une réception de l’architecture par la critique et par le grand public mais l’usage d’un édifice en tant que consommation-appropriation-destruction n’est pas du même ordre – mais on pourrait en discuter.
Né dans les pays anglo-saxons, sous le nom de Post-occupancy evaluation, sous la quelle existent des centaines de publications, l’évaluation des édifices par leur usage, l’évaluation « après occupation » (trad. littérale de POE) ou l’évaluation « socio-architecturale », ainsi je préfère l’appeler suite d’ailleurs au sous titre de Philippe Boudon (Etude socio-architecturale), cette évaluation a toujours été assez anémique en France, mais elle est assez cependant assez constante dans le secteur du logement que l’on appelle expérimental. Et son schéma fonctionnaliste, utilitariste même, celui donc du feedback, était encore le mien lorsque, à la fin des années 80, je me suis mis à écrire Derniers domiciles connus, qui voulait être un petit manuel sociologique à l'intention des architectes, et qui aurait aussi bien pu s'intituler « Sociologie de l'architecture du logement pour les nuls ».
La prétention de ce petit ouvrage était en effet de vouloir rendre les architectes, sinon plus intelligents, du moins plus informés, plus attentifs aux usages. Learning from Evaluation, en d’autres termes, la restitution des leçons de l’évaluation pouvant faire passer les auteurs de ce genre de publications pour des donneurs de leçon, ce qu’ils sont et ce que j’étais. La pédagogie en la matière est difficile, parce que les architectes disent ne pas savoir ce que les habitants demandent, mais quand vous leur donnez des réponses, ils vous rétorquent que vos réponses ne sont pas les bonnes. Et le pire, c’est qu’ils n’ont pas tout à fait tort, j’y arrive.
J’y arrive, car de quoi me suis-je rendu compte depuis, dont j'aurais pu me rendre compte bien avant ?
1°) Que le feedback de l'évaluation sur la production est on ne peut plus incertain – il l’est aussi dans les pays anglo-saxons, où elle est cent fois + puissante. Les architectes n’ont pas tout à fait tort de douter des réponses des sociologues, car il n’y a pas de réponse simple, parce que l’usage n’est pas simple, parce que l’usage ne se réduit pas à des pratiques fonctionnelles, parce que les dimensions symboliques de l’espace peuvent donner lieu à des interprétations diverses, parce qu’il n’y a pas de traduction simple de l’usage dans le programme, parce que, last but not least, les sociologues-évaluateurs appartiennent à des écoles de pensée différentes, si bien que les savoirs sur les usages ne constituent pas un corpus de savoirs stables et fiables à l’usage des maîtres d’ouvrage et des architectes. Il y a là toute l’instabilité, toute la labilité du savoir sociologique, qui ne caractérise pas, bien sûr, seulement la sociologie des usages.
2°) La formation des architectes depuis quarante ans est supposée être différente de celle qui était dispensée aux Beaux-Arts, les architectes qui construisent aujourd'hui ayant peu ou prou tous reçu un enseignement de sciences sociales, parmi lequel, là aussi en des quantités inégales, un enseignement sur les contenus des usages ; or, les édifices construits aujourd’hui ne conviennent pas – au sens de respect des conventions – davantage à leurs utilisateurs qu’à la belle époque des Beaux-Arts.
3°) Mais surtout, et c’est là le comble : les édifices construits aujourd’hui ne conviennent pas davantage à leurs utilisateurs que ceux qui ont été construits à une époque où la formation de l'École des Beaux-arts ignorait non seulement les sciences sociales mais même l’apprentissage de l’architecture domestique dans la mesure où, on le sait, l’architecture du logement moderne ne figurait pas au programme des Beaux-arts – sauf exception quand même, car Marcel Lods devait forcément enseigner le logement : à vérifier auprès de Daniel Pinson, qui doit le savoir.
En effet, l’héroïque demi-siècle de la modernité (1920-1970) a produit une quantité de chefs d’œuvre dont la forme n’oblige pas l’usage, au sens de « ne contraint pas » l'usage, contrairement au reproche adressé habituellement à l’architecture. Si l’on prend une liste reconnue et partagée de chefs d’œuvre de l’architecture du XXe siècle, eh bien tous ont été conçus en dehors de tout savoir sociologique. Attention, ceci ne veut pas dire « en dehors de toute pensée sur l’usage », car tout architecte a bien entendu une représentation de l’usage, tout édifice suppose une représentation plus ou moins fonctionnaliste de l’usage.
Ce triple constat doit paraître très naïf à la plupart d'entre vous qui doivent penser que j'étais bien le seul à croire qu'un enseignement de sciences sociales, d’une part, et que, d’autre part, l'évaluation après-occupation, la POE, allait pouvoir changer la face du monde de l'architecture. J'en conviens, mais alors, à quoi sert cet enseignement et à quoi servent les savoirs sur les usages sur lesquels cet enseignement s'appuie – je rappelle pour la troisième fois que je ne parle que de la sociologie des usages, pas de celle de la conception ni celle des métiers ?
Il est donc permis, il me semble, de s'interroger sur la plus-value de l'information sociologique dont il était attendu une plus-value de qualité au bénéfice de l'usager, non seulement dans l’habitation mais dans tous les programmes informés par les savoirs sur l’usage. Car les conditions d'exercice de la profession ont bien entendu changé, mais ce qui a surtout changé, c'est le système d'acteurs et l'appareil règlementaire – très bien étudié par les chercheurs du réseau Ramau.
Et, ce qui ne change pas, c’est la destination d'un édifice : la complexité croissante des processus, des réglementations, des technologies n'empêche pas qu'un logement est un lieu habité, un bureau est un lieu de travail, une école un lieu d'étude, un théâtre un lieu de spectacle, etc.
Et, de toute façon, la réponse à l'usage n'est qu’un des enjeux d'un édifice, ou plus exactement, la réponse à l’usager n'est qu’un des enjeux d'un édifice puisque l’usage d’un édifice est aussi l’usage symbolique par d’autres acteurs, les élus bien sûr, mais aussi, la collectivité tout entière, avec tout ce qu’elle implique comme différences dans le jugement de goût, en fonction de différences de statut et d’appartenance culturelle.
Ai-je donc, depuis un quart d’heure, scié la branche de l’enseignement et de l’évaluation sur laquelle je suis assis ? Il faut distinguer l’efficacité du feedback de l’évaluation de l’efficacité de l’enseignement, car l’évaluation de l’enseignement, de manière générale est impossible : la philosophie non plus ne sert à rien et je crois que nous sommes là pour discuter ce que peut être un enseignement de sciences humaines en école d’architecture.
Pour le feedback de l’évaluation, ce qu’il faut revoir, ce sont les motivations et les canaux de la remontée des résultats auprès des maîtres d’ouvrage, d’abord, et des architectes, ensuite, sachant que l’évaluation doit évoluer vers un couplage entre l’usage et la performance des bâtiments, qui est systématique dans les pays anglo-saxons et qui est encore balbutiante en France, même pour les BBC, ce qui est un comble.
L’orientation écologique de toute la construction neuve suppose en effet d’associer dorénavant performances d’usage et performances énergétiques car on s’aperçoit que les modélisations sont en général optimistes parce que l’usager (dans un logement ou un bureau) n’a pas le comportement vert (et vertueux !) que l’on attend de lui.
Enfin, les savoirs sur les usages doivent être orientés dans toutes les activités de médiations qui se multiplient dans les opérations de rénovation urbaine. De telles médiations exigent le rapprochement de toutes les sociologies : celle des usages, celle des institutions et celle des professions, ce qui nécessite de nouvelles compétences. Mais, de nouvelles compétences, la nouvelle génération de sociologues n’en manque pas.