« Le rythme et la raison. Innovation typologique et modes d'habiter », in Ola Söderström, Elena Cogato Lanza, Roderick J. Lawrence et Gilles Barbey (dir.), L'usage du projet. Pratiques sociales et conception du projet urbain et architectural, Lausanne, Payot, 2000, p. 133-145.

Texte intégral de l'article



Est-il pertinent, dans le logement, de séparer l'innovation typologique de l'innovation technique ? Il suffit d'évoquer les changements de forme permis, depuis le début du siècle, par les nouvelles techniques (ascenseur, chauffage, ventilation, câblage, etc.) et les nouveaux matériaux (béton armé, acier, verre, aluminium, PVC, etc.) pour saisir combien la forme du bâti n'est pas indifférente à sa technique. On sait combien le béton armé a libéré la composition de la façade et du plan ; plus libre encore est le plan quand, pour séparer deux logements, un matériau léger comme le Placostil affranchit de la planéité habituelle des murs de refend en béton banché. Christian Moley a démontré comment, en France, la fameuse « séparation jour/nuit » n'était pas fondée sur une conception des modes d'habiter mais, notamment, sur une rationalisation du bâtiment issue du perfectionnement des systèmes de ventilation . Les possibilités techniques et les nécessités des modes d'habiter alimentent ainsi le moteur du changement typologique, en forme de débat sur l'œuf et la poule. Considérer principalement l'architecture et l'usage n'est pas réduire la technique à un outil, c'est se placer sur le terrain des modes d'habiter aux prises avec les variations des configurations architecturales : les usages de ces espaces aux innovations typologiques sont-ils conformes ou différents des usages des espaces conventionnels ? Les significations attachées à l'architecture nouvelle produisent-elles du sens en termes esthétiques et identitaires ? Quelle méthode mettre en œuvre pour les évaluer ?

L'innovation typologique. Définition et principes de son évaluation

Dans le logement collectif, l'innovation typologique peut être définie comme la rupture avec ce que Bernard Huet a appelé le « type collectif contemporain » , qui, depuis les années soixante, résulte sinon d'un habitus, du moins d'un ensemble d'habitudes prises par les concepteurs, les maîtres d'ouvrage et les entreprises, tout comme par les habitants auprès desquels ce type s'est imposé. C'est cette double construction qui permet de parler de type, au sens où le type est produit à la fois par les conventions sociales et par les conventions architecturales. Les architectes historiens contestent la notion de rupture typologique, le type transcendant l'individu, donc la personnalité de tel ou tel architecte. Du type il en va comme de la loi : nul n'est censé l'ignorer, un individu seul ne suffit à la changer ; des propositions architecturales en rupture avec les conventions ne suffisent pas à modifier le type. Henri Raymond a bien dit que la notion de type était sans cesse tiraillée entre le risque d'une nouvelle académie, au nom du respect du type, et le non-académisme, au nom du droit à l'expérience , d'où la difficulté à y recourir sans définition préalable. Il est sûr en tout cas que par innovation typologique, il ne faut pas entendre innovation du type, mais innovation dans le type. Elle innove dans la distribution du logement, par une simple reformulation du type , qui modifie cependant le mode d'emploi du logement par rapport à son usage, au sens des us (et coutumes, selon la locution). L'usage, pas plus que le type, n'est modifiable par simple volonté individuelle, ce qui le distingue de la pratique, variable dans la pratique du logement comme dans la pratique de la conception architecturale. Qu'est-ce qui relève alors de l'innovation typologique et qu'est-ce qui n'en est pas ?
Pour répondre il faut se tourner vers les pratiques versus l'usage. Le duplex n'est pas une innovation typologique, puisqu'au contraire, il est une des composantes de la maison. En revanche, le duplex avec double hauteur innove dans l'usage économique du logement en offrant, ou plutôt en faisant payer le chauffage et la surface de ses mètres carrés concrètement perdus, donc gratifiants pour ceux qui peuvent se le permettre. De même, autant les terrasses représentent-elles un dispositif éprouvé, même peu répandu dans le logement social, autant des terrasses placées devant l'entrée des logements figurent-elles une novation, en proposant un dispositif quasi inédit dans le logement collectif, par la protection du devant du logement qu'elle suppose, en référence au jardin de devant pavillonnaire.
A quoi donc ressemble l'appartement de « type collectif contemporain » ? Dans le modèle traversant, un couloir prolonge l'entrée pour conduire aux chambres qui encadrent une salle de bains aveugle, tandis que la cuisine et le séjour sont disposés côte à côte ou bien de part et d'autre du couloir. Le modèle mono-orienté (ou bi-orienté) n'est qu'une variante, puisque le couloir distribue les pièces de la même façon, depuis la cuisine près de l'entrée jusqu'à la salle de bains au fond. La simple volonté de redonner une fenêtre à la salle de bains, exprimée depuis une quinzaine d'années (mais encore très peu appliquée) oblige à changer les habitudes constructives, car il faut alors soit changer la largeur de la trame , soit réduire la profondeur du logement pour développer celui-ci le long de la façade . Ce déplacement est certes une simple variation typologique, mais la rareté de son application montre la stabilité du type et des habitudes constructives. La comparaison des plans français avec d'autres venus d'Italie et de Suisse alémanique fera apparaître le poids des conventions.
En France, l'État a entrepris de soutenir l'innovation (technique, architecturale, typologique, urbaine) au moyen du Plan Construction, agence interministérielle créée en 1971 qui a ouvert l'innovation à tous les vents, y compris aux vents contraires aux usages. Cinquante ans après l'idéal constructiviste russe, et sur les cendres encore tièdes de 1968, il s'agissait encore de hâter le changement de modes de vie en modernisant simultanément la société et son « cadre de vie », tout en expiant les fautes des grands ensembles. Les architectes-historiens, nourris du lait de l'analyse morphologique-typologique italienne, ne tardèrent pas à nier la notion d'innovation typologique, dans le logement comme dans la ville . Ils se fondent sur la notion de permanence des structures urbaines (parcellaire, mitoyenneté, alignement) pour réfuter l'invention d'un autre mode d'organisation de la ville. De leur côté, des sociologues se sont appuyés sur les notions de modèles culturels et d'habitus pour affirmer la permanence des conventions dans les usages du logement. Les questions posées dans les années 1970 ont à peine vieilli : l'architecture du logement doit-elle s'adapter aux modes d'habiter ou anticiper leurs évolutions ? Les architectes ne jouent-ils pas la musique de l'évolution des modes d'habiter plus vite que le tempo choisi par les habitants ? Comment répondre à une demande inévitablement plurielle ?
Avec la formule « traduire ou trahir » , Henri Raymond a résumé un des enjeux de l'architecture vis-à-vis des modes d'habiter. Il ne faudrait pas croire que le débat oppose architectes, combattants de l'évolution, et sociologues, défenseurs de la continuité, car, autant que les architectes, et pas moins que les biologistes ou les physiciens, les sociologues soutiennent des positions théoriques différentes. Le vocabulaire scientifique (« laboratoire », « expérience », « hypothèse », « validation », etc.) souvent entendu à propos de l'innovation architecturale, n'est qu'une analogie, dans la mesure où le travail de conception architecturale, même quand il se veut expérimental, ne procède pas d'une démarche scientifique. D'une part, chaque opération de logement étant singulière par sa localisation et sa population, l'expérience ne peut valoir que pour cette opération-là et cette population-là – on verra en effet l'importance du contexte (social et urbain) dans la réception de l'architecture. D'autre part, bien qu'en France le Plan Construction ait mis en place un plan d'observation des opérations nouvelles, le protocole expérimental est toujours tronqué par le manque de retour au soi-disant expérimentateur. L'expérience se borne généralement à ce qui est, d'ailleurs, le sens premier du mot, celui de « faire un essai ».
Si la démarche des architectes n'est pas scientifique, la nôtre, qui prolonge ou qui contre celle des architectes, selon les points de vue, l'est-elle davantage ? Elle l'est à la hauteur de ce que sont les « sciences » humaines, que l'on préférerait voir rangées du côté des savoirs et des savoir-faire plutôt que du côté des sciences. Ici, savoir faire, c'est savoir écouter les habitants, non pas comme source naturelle et spontanée de parole, mais comme parole sociale traduisant les contradictions de l'habitant dans ses pratiques, ses goûts, sa culture. L'extrême variation des contextes à l'intérieur de ce que l'on appelle les centres, les banlieues, les quartiers, les immeubles, limite le recours à des enquêtes par questionnaires standardisés, qui furent pourtant la méthode utilisée par le pionnier Paul-Henry Chombart de Lauwe.
Chombart de Lauwe s'est intéressé dès 1957 aux pratiques dans les expériences d'habitation. Mise à part la Cité radieuse de Rezé (que Le Corbusier réalisa après celle de Marseille), ces expériences ne regardent pourtant pas des habitations expérimentales : les deux autres programmes observés étaient des cités ordinaires pour l'époque . Pour Chombart de Lauwe, l'expérience était entendue à la fois comme celle de l'habitant, occupant d'une cité nouvelle, et celle du chercheur, en situation d'« observation expérimentale ». L'insuffisance, à Nantes notamment, de l'observation des dispositifs nouveaux, compte tenu de l'ouverture de l'enquête à de nombreuses dimensions de la vie quotidienne, n'invalide pourtant pas les résultats de cette première enquête historique.
Le deuxième position est occupée par l'architecte Philippe Boudon qui, à la fin des années soixante, fut frappé par les transformations effectuées par les habitants des maisons d'un quartier de Pessac, près de Bordeaux, construites quarante ans plus tôt par Le Corbusier . Le point de départ de Philippe Boudon était celui de l'altération de l'œuvre, celui d'Henri Raymond, troisième personnage de cette histoire, étudiant lui aussi une Unité d'habitation de Le Corbusier (mais la première, celle de Marseille ), était celui de la mise en conformité de l'œuvre. A l'arrivée, la distance entre Boudon et Raymond se réduisait toutefois à des différences dues à leur formation et à leur approche respectives d'architecte et de sociologue. L'enquête de Boudon a inauguré une longue série de monographies sur des opérations expérimentales, tandis que les travaux de Raymond à l'Institut de Sociologie urbaine fondaient une approche structuraliste de l'habitat. L'enquête sur Marseille s'appuyait sur les fameuses recherches sur l'habitat pavillonnaire qui avaient révélé le système pratico-symbolique de l'habitat français . Les oppositions privé/public, masculin/féminin, devant/derrière, etc., qui appartiennent désormais à la vulgate, étaient apparues grâce à une méthode d'interview et d'analyse de contenu spécifique, de laquelle nous aussi nous nous réclamons.
Les architectes ont souvent mal compris Raymond, auquel ils ont reproché de bannir dogmatiquement toute ouverture typologique. Quand il niait la possibilité d'invention typologique, Raymond reprenait le plaidoyer pour l'histoire des villes et pour la reconnaissance des types prononcé par Aldo Rossi et repris ensuite par Bernard Huet. Dans les années soixante-dix, alerter sur la structuration symbolique de l'espace, c'était réagir à la pratique trop souvent déstructurante des architectes. Raymond appelait surtout à la vérification par l'enquête de terrain cas par cas, car l'exploration du monde pratique et symbolique des habitants ne se fait pas sans leur participation active, eux seuls pouvant conduire l'enquêteur dans les détours de leurs raisons. En l'absence d'enquête sur les opérations innovantes, et malgré la consolidation des savoirs sur les pratiques , il est prématuré de juger une opération d'après la simple lecture des plans, fut-elle accompagnée d'une visite in situ. L'effet de contexte, croisé avec celui des parcours résidentiels des habitants, limite en effet les capacités d'anticipation de l'observateur. C'est pourquoi, pour la France, il ne sera parlé ici que d'opérations ayant été l'objet d'une investigation sociologique.

SEPT CAS DANS l'HEXAGONE

1. A l'heure du Grand horloger – Le Corbusier

La France des années soixante-dix et quatre-vingt a été, on l'a dit, le théâtre d'expérimentations architecturales intenses aidées par l'État. Cette effervescence ne doit cependant pas faire négliger les années soixante et, principalement, les architectes qui suivaient, chacun à leur manière, la voie ouverte par Le Corbusier – référence absolue de part et d'autre du Jura, non seulement pour les architectes mais aussi, on vient de le voir, pour les sociologues.
L'Unité d'habitation de Marseille (1945-1952) est réputée pour être une œuvre charnière : pour son concepteur, dont elle marque un tournant dans l'expression plastique ; pour le Mouvement moderne en France, étant donné le rôle de Le Corbusier ; pour l'invention typologique qu'elle a symbolisée et qu'elle continue d'inspirer encore . On ne présente pas ici ce vaisseau mythique , sauf pour indiquer combien il illustre la complexité des généalogies en architecture : si Le Corbusier s'était réclamé de l'immeuble du Narkomfin, à Moscou, « condensateur social » réalisé par Ginzburg et Milinis à la fin des années 1920, Ginzburg de son côté avait emprunté à Le Corbusier les pilotis, la fenêtre en longueur et le toit-terrasse. En France, les typologies les plus inventives des années soixante et soixante-dix doivent encore toutes à Le Corbusier, sans être pour autant de simples déclinaisons de l'immeuble de Marseille, comme le prouvent les bâtiments et logements polygonaux proposés par Jean Renaudie et par Renée Gailhoustet dans les communes progressistes du pourtour de Paris. Dans l'héritage le plus immédiat de Le Corbusier, voyons d'abord Edmond Lay pour un immeuble construit à Tarbes (Hautes-Pyrénées) et Alexis Josic, pour le concours des Mille Logements à Villeneuve d'Ascq (Nord) .

2. Edmond Lay à Tarbes (1965-1969)

L'originalité des cent douze logements sociaux en accession à la propriété construits par Edmond Lay à Tarbes (Hautes-Pyrénées) est exemplaire d'une rencontre entre un architecte, un maître d'ouvrage et un entrepreneur. L'inspiration brutaliste, exprimée par la recherche de « vérité constructive », va de pair avec des propositions typologiques inédites : une utilisation particulièrement efficace des conditions d'orientation (au nord : la rue et un cimetière, au sud : la vue sur la chaîne des Pyrénées) place au nord cuisine (avec éclairage naturel par-dessus la coursive), salle de bains, buanderie, cellier et rangements, ce qui donne à ces logements la gamme la plus large des pièces de service attendue. Les appartements les plus grands sont des triplex, mais tous les séjours offrent des hauteurs sous plafond supérieures aux autres pièces. Les habitants, accédants à la propriété appartenant à la classe moyenne, ne se sont pas trompés sur les qualités d'intimité exceptionnelles offertes par leurs appartements, tant dans l'espace interne que dans la relation avec le voisinage et le paysage .

3. Alexis Josic à Villeneuve d'Ascq (1972-1977)

Aux principes définis à Marseille, le projet de Josic emprunte les notions d'unité d'habitation, de rue intérieure semi-publique, d'appartements en niveaux décalés, de double hauteur, de loggia-terrasse. Le détour par les fameux gradins de l'Atelier 5 à Halen, près de Berne (eux-mêmes influencés par le projet de village de vacances Roc et Rob de Le Corbusier) y est également sensible, pour une typologie associant l'individualité de la maison au besoin de densités moyennes.
Autant à Marseille l'orientation ouest est une épreuve estivale, autant à Villeneuve d'Ascq la double hauteur du séjour, en exposant au nord-ouest une infortunée moitié des habitants, est une épreuve hivernale et un luxe vain, en raison du volume jugé inutile parce qu'inutilisable par les habitants les plus modestes . Faute d'une véritable entrée faisant sas, il est dommage que l'intimité du logement soit compromise par le statut public de la rue intérieure, véritable voie de circulation piétonne dans le quartier . Les cellules ne manquent pourtant pas de qualités spatiales : outre l'intimité de la terrasse-loggia (ouverte comme une terrasse, mais protégée latéralement comme une loggia), les appartements proposent une division astucieuse entre salon, en bas en face à la loggia, et coin-repas, à un demi-niveau supérieur et devant la cuisine.

4. Jean Deroche à Orly (1989-1993)

A Orly (banlieue sud de Paris), Jean Deroche avait répondu à un concours sur le thème des immeubles-villas, lancé par le ministère du logement en 1989, année du centenaire de Le Corbusier. Double hauteur et loggia n'étaient toutefois pas les seuls points d'un programme inscrit dans un projet urbain de revalorisation d'une liaison entre un grand ensemble et sa gare. Le premier projet dépassant de 40 % les financements autorisés, sa réécriture dut comprimer les volumes des appartements et rabattre l'essentiel du symbole de l'immeuble-villas : la double hauteur. Dans les quatre-pièces, celle-ci se réduit à une trémie de trois mètres carrés améliorant à peine la luminosité du séjour ; dans les trois-pièces, la double hauteur prive d'intimité une pièce de sept mètres carrés en mezzanine, inutilisable comme chambre.
Une autre intention était de sortir les accès aux logements du corps des immeubles, en réponse au grand ensemble voisin, où les escaliers et les coursives intérieures étaient l'objet d'un fort ressentiment. La desserte se fait ainsi par des escaliers et des passerelles métalliques dont la brutalité esthétique suffit à ressusciter les habituelles appellations usinières et carcérales (entendues aussi à Bezons dans l'opération de Jean Nouvel). Avoir un appartement sur rue, avec vue sur ses voisins et sur les passerelles, est ainsi considéré comme une punition par rapport aux voisins chanceux placés à l'extérieur.
En fait, la référence à l'immeuble-villas est un pari impossible à l'intérieur des strictes conditions financières du logement social . S'il s'agit de donner du volume alors que manquent les mètres carrés, la double hauteur est inutile, le futile (le « style », dit un habitant d'Orly) n'étant permis qu'après l'essentiel. Les immeubles-villas de Deroche sont les seuls immeubles-villas à avoir été l'objet d'une évaluation sociologique . Il reste à connaître la fortune de quatre bâtiments récents empruntant à cette typologie, situés à Paris et dans sa périphérie .

5. Jean Nouvel : trois logements en grande surface (1983-1994)

On connaît la proclamation de Jean Nouvel, selon laquelle « un beau logement est un grand logement », exprimée dans trois opérations de logements sociaux à Saint-Ouen (banlieue nord de Paris), puis à Nîmes (Gard), enfin à Bezons (banlieue ouest de Paris). Très remarquées et très discutées en raison de la personnalité de leur auteur, elles sont cependant différentes par leur contexte urbain, la volumétrie des logements et les dispositifs effectivement mis en place. A Saint-Ouen, l'exceptionnelle volumétrie des appartements (jusqu'à 130 % en plus) équilibre le dénuement du loft intérieur et du bardage industriel extérieur . A Nîmes, les réponses des habitants sont plus divisées ; le bénéfice de vastes terrasses ouvrant largement les appartements au sud ne compense pas toujours l'incompréhension devant les volumes ouverts et l'esthétique industrielle . A Bezons, le gain de place ne parvient pas à faire oublier un jardin d'hiver saisonnièrement glacial puis étouffant, les malfaçons, l'agressivité des couleurs intérieures primaires (jaune, rouge, bleu) et des matériaux extérieurs (la cour y est surnommée « Alcatraz ») . Bezons signe la limite d'une démarche revendiquant la performance spatiale par la négligence de la partition du logement et de ses finitions. L'accroissement du volume des logements, quand il est spectaculaire comme à Saint-Ouen, permet de recompartimenter l'espace, ce qui n'est plus possible quand cet accroissement n'est « que » de 20 % et que les besoins en rangement, bricolage, lingerie ou deuxième salle de bains sont toujours aussi pressants. La revendication d'une pièce en plus, récurrente dans les enquêtes, n'est pas l'équivalent de la rallonge de salaire qui manque à chaque fin de mois ; elle exprime que la simple dilatation du plan type par agrandissement ne suffit pas : il y faut les espaces différenciés, hiérarchisés, opposés, qu'en France la maison individuelle est seule à proposer. Si le haut et le bas peuvent être reproduits dans le duplex, le propre et le sale ne trouvent plus à s'opposer dans le logement collectif, où, après les bannissements successifs des celliers et des caves, seul le propre a sa place. Enfin, Jean Nouvel n'a pas tort de s'indigner que les loyers des grands appartements qu'il conçoit soient majorés alors qu'il affirme (ses détracteurs soutiennent le contraire) qu'ils ne coûtent pas plus cher à la construction que les logements standard.

6. Yves Lion à Villejuif (1987-1993). Une innovation peut en cacher une autre

C'est lors d'un concours pour la conception d'un quartier nouveau à Villejuif, dans la proche banlieue sud de Paris, qu'Yves Lion appliqua le concept de « bande active » (appelé aussi « façade active »), défini dans une recherche menée avec François Leclercq pour le Plan Construction. La bande active exprime plusieurs intentions :
a) inverser le centre et la périphérie du logement, en plaçant en façade les pièces humides (cuisine, salle de bains, W.-C.), ce qui rendrait la ventilation mécanique inutile. En outre, la liberté de découpage du plateau serait facilitée par la largeur de la trame (7,20 m) .
b) attribuer une petite salle de bains à chaque chambre, de façon à en individualiser l'usage ;
c) consacrer la coupure entre le gros œuvre et le second œuvre de la construction, le premier évoluant peu, alors que le second pourrait être l'objet d'industrialisation et de procédés de montage par l'extérieur – ainsi que Le Corbusier l'illustrait avec l'image de la cellule insérée dans le casier à bouteilles des Unités d'habitation.
Mais les 78 logements d'Yves Lion à Villejuif ne figurent pas seulement une première application de la bande active, ils combinent les novations de l'immeuble-villas et celles de la Casa Rustici (réalisée par Terragni et Lingeri à Milan en 1935-1936) en proposant des duplex et des terrasses de double hauteur ainsi qu'un dispositif inédit dans le logement collectif : des terrasses privatives ouvrant l'accès aux appartements . Connus et observés pour la bande active , ces logements sont, pour leurs habitants, des logements d'exception en raison de leurs autres qualités, car les contraintes d'usage des chambres-bains sont à la fois tournées et équilibrées par les autres dispositifs. Le contournement de l'usage attendu des salles de bains procède d'un ajustement en fonction de la composition de la famille et tend à retrouver les usages habituels de la salle de bains. D'une part, parents et enfants échangent leurs équipements de bains selon des logiques d'usage répondant au degré d'autonomie des enfants. D'autre part, dans les appartements les plus grands, une des chambres-bains n'est utilisée que comme salle de bains et comme lingerie. Ainsi, les intentions d'autonomie (mise à disposition d'un bain pour chacun) et de proximité, entre les usages de la chambre et ceux du bain, paraissent-elles fondées sur une attention portée à l'individu, alors que les pratiques de la toilette mettent en jeu le couple et le groupe domestique. L'ajustement aux chambres-bains est replacé par les habitants dans un système de compensation qui inclut l'ensemble des dispositifs : duplex (avec chambres en haut ou avec chambres en bas) assurant une meilleure intimité aux chambres, grands séjours, vastes terrasses autorisant malgré tout une partition entre propre et sale, accès individualisés, le tout dans un immeuble « bien habité » dans le meilleur site du quartier, face à un nouveau parc.
Avant et après Villejuif, Yves Lion a cité la Casa Rustici dans deux réalisations parisiennes tandis que Jean-Pierre Buffi, architecte d'origine milanaise, se référait lui aussi à ce bâtiment décidément fétiche pour énoncer les règles de composition du quartier de Bercy (1988-1994). Bercy, avec ses îlots mi-ouverts, mi-fermés, préfigurait les débats en cours sur la forme à donner aux îlots du vaste projet dit « Seine Rive gauche », en regard de Bercy sur l'autre rive du fleuve. Les débats sont aujourd'hui clos en ce qui concerne une partie du projet, c'est-à-dire les programmes de logements construits autour de la nouvelle bibliothèque nationale, pour lesquels le coordonnateur Roland Schweitzer a choisi l'îlot ouvert promu par Christian de Portzamparc comme figure du « troisième âge de la ville », ce qui ne manque pas d'indigner les architectes-historiens. Leur critique n'est pas seulement théorique (selon Pierre Pinon, « la ville ne s'invente pas ») , elle est aussi pragmatique car, dit Jacques Lucan, « ce processus de fragmentation a pour conséquence l'impossibilité actuelle de pouvoir réaliser un espace urbain unitaire, puisqu'aucun opérateur ou aucun architecte n'est susceptible de pouvoir contrôler les quatre façades d'un jardin, par exemple, ou une frontalité de rue qui excède la dimension d'un immeuble.» Le moindre des visiteurs peut constater que les principes énoncés à Bercy ont assuré une continuité morphologique et architecturale qui fait défaut à Seine Rive gauche. En tout état de cause, les reproches des architectes-historiens envers l'îlot ouvert devraient être recoupés par le témoignage des habitants, car il se pourrait bien que le dernier article de la mode urbaine parisienne rencontre une véritable demande en faveur d'une alliance entre urbanité et nature.

QUESTIONS OUVERTES PAR D'AUTRES TYPOLOGIES DE LOGEMENT EN ITALIE ET EN SUISSE ALEMANIQUE

En France, le séjour est la seule pièce dont la surface ait augmenté depuis trente ans, toujours au détriment des pièces annexes (séchoir, rangements, cellier, amoindris ou même supprimés) et parfois à celui du couloir. De Jean Dubuisson à Yves Lion, en passant par Ricardo Bofill , nombreux sont les concepteurs à avoir gagné le séjour sur les chambres. Cette suppression répond parfois à une attente des habitants, qui la réalisent eux-mêmes quand ils rénovent un appartement ancien. Certes, que l'initiative en revienne aux architectes ou aux habitants, il s'agit toujours de récupérer quelques mètres carrés introuvables. Si le couloir est de plus en plus fréquemment supprimé dans les plans italiens, c'est d'abord, comme en France, pour agrandir le séjour, ce qui ne surprend pas vraiment, compte tenu de la modestie des surfaces dans le logement standard – quand bien même la taille des logements est en moyenne plus généreuse en Italie qu'en France . Pourtant, le séjour est relativement vaste en France, puisqu'il est en général égal au double, au moins (18-26 m2), de la taille des chambres (9-11 m2), et deux à trois fois plus grand que la cuisine (6-9 m2). Le modèle du séjour progressivement diffusé n'est pas issu de la « salle », agrandie, du logement populaire mais du salon–salle à manger bourgeois (corrigé par le living-room américain) destiné à la représentation de soi. Il est vrai qu'en France, c'est le séjour qui concentre à lui seul cette représentation, alors qu'en Italie, par exemple, elle s'exprime aussi dans les investissements dans la cuisine et la salle de bains. Pourtant, depuis une dizaine d'années, la cuisine s'élargit, après que maîtres d'ouvrage et architectes aient pris acte d'une évolution des usages en faveur de la prise des repas dans des cuisines devenues elles aussi, à côté du « living-room », des « pièces à vivre ». C'est dans ce contexte que les typologies en Italie et les propositions de certains Suisses alémaniques doivent être examinées.
En Italie, la conception dominante, dans le logement social (IACP) et dans les programmes réalisés par les coopératives, d'une cuisine, de chambres et d'une salle de bains (comprenant toujours bidet et W.-C.), toutes plus grandes qu'en France pour un séjour plus étroit, est la continuation d'une conception moins hiérarchique des pièces et de leurs fonctions principales. La rationalisation de la construction du logement, moins poussée qu'en France, et la généralisation du système constructif poteaux-poutres, moins contraignant que la trame par refend porteur, expliquent, impératifs climatiques et culturels à l'appui, que, par exemple, les salles de bains n'aient pas perdu leur fenêtre dans la bataille de l'industrialisation (fig. 14).
C'est une volonté d'équilibre entre les pièces plus franche encore qu'affirment plusieurs architectes bâlois quand ils proposent que les pièces soient de taille équivalentes et distribuées par un large couloir, soit une conception opposée au plan français conventionnel. Pour des architectes tels que Roger Diener, Rainer Senn ou Meinrad Morger et Heinrich Degelo, la banalisation des pièces autres que les pièces humides, forcément désignées, serait une réponse aux incertitudes devant lesquelles ils déclarent se trouver quand ils ignorent qui occupera le logement projeté : famille composée de parents et de jeunes enfants ou de jeunes adultes, ou bien d'une personne âgée à charge, ou bien de personnes travaillant dans leur logement, etc. Le couloir large de 1,80 m est conçu comme un espace pouvant être meublé. Cette conception est certes possible à l'intérieur de surfaces de référence plus généreuses qu'en France ; en proposant des pièces identiques de 16 m2, ces architectes n'en ont pas moins dû affronter l'administration fédérale du logement, qui exige un minimum de 18 m2 pour le séjour .
Enfin, la Suisse alémanique et l'Autriche se distinguent par la persistance de propositions, minoritaires certes, d'habitat groupé à tendance communautaires ; en France, les tentatives alternatives menées dans les années soixante-dix en faveur d'un habitat intermédiaire ont été vite enterrées. Avant de souhaiter s'inspirer de ces références qui conjuguent les typologies de l'individuel et du collectif en des formes inédites en France, il semblerait qu'il faille d'abord souhaiter que ces propositions puissent se continuer en Suisse. La cité Halen, près de Berne, réalisée par l'Atelier 5 entre 1955 et 1961 a certes la force, et les limites, des modèles absolus ; la fin des utopies sociales qui a éteint le bonheur de vivre ensemble et l'évolution des conditions financières de la construction ne devraient pourtant pas signer l'abandon de directions alternatives à la maison, isolée sur sa parcelle, et à la pseudo-pièce urbaine, isolée elle aussi de son contexte.
Que faut-il retenir de cette brève incursion hors des frontières hexagonales ? En quoi peut-elle enrichir une innovation typologique française qui ne manque pas d'idées ?
Si les cultures de l'habiter sont spécifiques, comparaison n'est pas raison, et l'importation d'innovation typologique doit alors rester à la douane. Les différences les plus fortes ne sont pas dans les typologies d'immeuble mais dans les typologies de logement, qui révèlent les écarts entre les cultures de l'habiter. On constate aussi une convergence entre certains modes d'habiter qui tend à raboter les frontières. L'innovation typologique en Europe est à considérer comme un creuset d'idées et d'initiatives testées dans leur pays d'origine avant de les envisager ailleurs. On a vu que la suppression du couloir est un dispositif possible en France comme en Italie, mais le contraire l'est tout autant ; le large couloir aurait la préférence de nombreux habitants. En revanche, un séjour de 16 m2 est inacceptable en France – l'est-il davantage en Suisse ? La salle de bains avec fenêtre, si elle n'est pas une nécessité absolue, est d'autant plus une réponse de confort qu'en France, la salle de bains est le seul espace restant pour le séchage du linge. Toutefois, en France, à la différence des autres pays, le W.-C. est toujours séparé de la salle de bains , les Français ne comprenant pas comment il puisse en être autrement. Les conventions culturelles s'ajoutant aux conventions sociales et techniques dans la construction, chaque pays conserve des spécificités encore peu étudiées. Si l'industrie du bâtiment et les prescripteurs de règlements européens se sont préoccupés de dresser des comparaisons transversales sur les procédés techniques, les statuts d'occupation ou les modes de financement du logement , les conceptions architecturales et les modes d'habiter, placés hors des enjeux économiques, restent à l'écart de la recherche .

Conclusion

La ferveur dans l'innovation typologique laisse perplexe : quelques bonheurs pour tant d'erreurs ! Comment contribuer à la réflexion sur la typologie en tenant un discours critique fondé non plus sur la seule intime conviction du critique, mais sur un savoir sur les usages du logement ?
La décomposition du logement en vue de son analyse est sans doute nécessaire, mais c'est une opération qui, si elle n'est pas malodorante, fait perdre la saveur, comme il arrive aux mets découpés en tranches fines. Le découpage en « critères », même pondérés, ne correspond ni au processus de conception du projet, ni à celui de la réception par l'usager. L'adaptation au contexte, au terrain, à l'habitant par des techniques d'enquête plus ouvertes ne suffit pas à résoudre la question du classement des énoncés sur le logement. Les objets de ces énoncés ne sont pas toujours différents de ceux posés a priori par l'observateur, car l'habitant, s'il ne parle jamais d'architecture, parle lui aussi d'immeuble, de façade, d'escalier, de distribution intérieure du logement, etc., et aussi de loyer, d'image sociale ou de parcours résidentiel. La grande difficulté est la mise en relation de ces objets de façon à rendre compte de la perception des conditions de logement de l'habitant autrement qu'en termes de critères réduit à une synthèse, à un bilan. Il nous semble que le rapport au logement forme une sorte de chaîne syntagmatique, la notion linguistique de syntagme voulant exprimer à la fois l'interdépendance et la complémentarité de chacun des termes pour la compréhension de l'ensemble de l'énoncé et à la fois leur relative autonomie, chacun des mots ayant un sens propre. L'exemple des immeubles d'Yves Lion à Villejuif a montré que l'usage pratique et symbolique des chambres-bains ne peut être compris qu'en relation avec les autres dispositifs (duplex, grand séjour, terrasse) et avec les singularités de la composition familiale, qui permet la sous-occupation du logement, ou qui oblige à sa suroccupation, qui sépare ou fait cohabiter les enfants selon leur âge et leur sexe. On savait déjà, bien entendu, que les facilités et les images sociales du quartier étaient fondamentales, mais comment opposer une belle vue et une petite cuisine, un séjour prestigieux et un escalier d'immeuble venteux et sale ? Seule l'enquête « qualitative » donne le poids respectifs des maillons de cette chaîne sémantique et la nature des liens qui les unit. C'est pourquoi il n'est pas justifié de vouloir une fois pour toutes bannir les coursives, mettre les escaliers en cages fermées, conseiller les duplex mais proscrire les triplex, etc. Fermer les cuisines ouvertes (et inversement) a moins d'implication qu'ouvrir les îlots et c'est pourtant sur les usages domestiques du logement que les recherches sont les plus affirmées. Si les recherches sur les pratiques urbaines sont parcellaires, c'est faute de commande. Craindrait-on entendre les habitants-citadins évaluer les projets urbains d'aujourd'hui ?

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