Texte intégral de l'article
La mission du mouvement HLM – « loger les plus démunis dans la mixité » et sans mettre en péril l'équilibre financier de ses organismes –, pour noble qu'elle soit, n'est pourtant qu'un projet, ceux-ci pouvant seulement aménager une proximité spatiale à des habitants qui cohabiteront peut-être, ou bien qui se croiseront sans mixité véritable. Cette incertitude relève des modes d'habiter, qui sont les préalables de la cohabitation. Le sentiment de cohésion sociale et d'appartenance à un immeuble et à un quartier se joue dans la vie quotidienne sur le partage des règles de voisinage, en application de représentations communes de la propreté, du bruit, des codes de politesse, etc. La cohabitation inter-ethnique n'est pourtant qu'une des formes de cohabitation, car le peuplement des HLM place côte à côte des actifs et des chômeurs, des ouvriers et des cadres, des adolescents et des personnes âgées, des familles biparentales et des familles monoparentales, etc. La compréhension des modes d'habiter passe ainsi par la description de ce qui, dans les évolutions démographiques et sociétales, intéresse les modes d'occupation du logement ; ensuite seront présentés quelques principes de programmation et de conception en fonction de ces évolutions et des modes d'habiter identifiés.
PORTRAIT DES ENTRANTS
L'origine des emménagés récents dans le parc HLM est connue. Dans les villes moyennes, il s'agit de décohabitants ou d'ouvriers déjà locataires en HLM, qui vont de la banlieue vers le centre-ville ; dans les grandes villes, ce sont plutôt des employés et des familles monoparentales, déjà locataires du secteur social ou venant d'une location meublée . Il s'agit donc surtout d'habitants déjà locataires ou fils de locataires en HLM, ce qui indique un rétrécissement sociologique de la clientèle du parc social, aggravé par une réduction de la taille des ménages et de leurs revenus.
Des ménages moins jeunes, plus petits et plus pauvres
Le vieillissement des entrants dans le parc HLM est dû au ralentissement de la rotation des locataires, qui accèdent moins à la propriété qu'auparavant ; les jeunes nés à partir des années 70 se tournent ainsi vers le secteur libre. Il faut préciser que la vacance dans une partie du parc boudée aussi par les jeunes réduit l'offre globale ; ce ne sont pas les logements qui manquent, ce sont les logements pas chers et bien situés. Le vieillissement des entrants accentue irréversiblement celui de l'ensemble de la population du logement social, compte tenu du vieillissement général de la population et du fait que l'on ne quitte plus le secteur social passé l'âge de cinquante ans.
La multiplication des ménages et la réduction de leur taille moyenne, sensibles depuis 1975, avaient déjà été commentées dans le fameux ouvrage de Catherine Bonvalet et Pierre Merlin qui, en 1988 , fit progresser le regard sur le logement en le mettant en relation avec les transformations de la famille. Il apparaissait alors que la décohabitation des jeunes était à la fois plus précoce et plus tardive qu'auparavant. Les médias se sont davantage intéressés au second mouvement – dû à l'allongement des études, au chômage et au coût des petits logements –, surprenant dans une société qui prône l'autonomie des enfants dès l'âge de raison pour finalement les garder à la maison jusqu'à vingt-cinq ans et plus. La première tendance à la décohabitation parentale précoce contribue à la multiplication des ménages, le gros étant dû à la séparation des couples, l'ancien ménage donnant alors lieu à deux nouveaux ménages, celui où vivent les enfants étant appelé « famille monoparentale ». Le chef de ménage des familles monoparentales est le plus souvent la mère, qui a la garde des enfants dans 85 % des cas. Quand le père non gardien reçoit régulièrement ses enfants, le ménage qu'il forme devrait d'ailleurs être lui aussi qualifié de famille monoparentale, si les pères n'étaient beaucoup plus nombreux que les mères à reformer une union ; les relations entre les deux ménages constituent alors une « famille recomposée ». On verra comment les familles monoparentales et les familles recomposées ont des usages complexes du logement qui bouleversent l'équation usuelle « un ménage = un logement ».
Enfin, l'augmentation du nombre de ménages aux faibles revenus, datée du milieu des années 70, avait elle aussi été confirmée par l'enquête-logement de 1988 ; cette tendance n'a pas fléchi depuis, ni celle qui révèle que les nouveaux entrants ont un revenu moyen inférieur à celui des ménages en place, ce qui n'est plus imputable à leur jeunesse comme c'était le cas auparavant . Le nombre de ménages pauvres qui emménagent chaque année en HLM a doublé depuis 1984, si bien que la part des ménages pauvres dans le parc est passée de 12 % en 1984 à 18 % en 1996 . La disparition progressive des logements locatifs bon marché (8 % par an) pousse vers les HLM ceux qui n'ont pas d'autre choix, car la comparaison entre le taux d'effort net dans le parc HLM et dans le parc privé est sans ambiguïté : en 1996, le taux d'effort net des locataires pauvres est de 29 % dans le parc privé, contre 9 % en HLM .
Un exemple des difficultés de l'accès au logement de la part des populations à très bas revenus (RMI, allocation de parent isolé, allocation pour adulte handicapé) est donné par une enquête menée dans le département du Rhône : 73 % de ces familles avec deux enfants ou plus résident dans le parc public ; le parc privé constitue pourtant la première voie d'accès à un logement autonome, au prix de l'inconfort et du surpeuplement (40 % des locataires à très bas revenus y expriment leur insatisfaction, contre 28 % dans le parc public). Les organismes HLM ne sont pas la principale porte d'entrée pour les plus pauvres ; ceux qui y sont logés y étaient déjà logés . Malgré le rétrécissement global de son offre, son coût et ses taudis, le logement social « de fait » est donc un complément inévitable du parc HLM.
A côté de cette montée de la pauvreté, les organismes HLM constatent l'érosion et la précarisation des revenus d'une part croissante de leurs locataires, pour lesquels on parle souvent de paupérisation. Ce constat sur la situation de ces locataires du parc HLM ne saurait pourtant refléter une tendance de la société française. Il s'agit bien d'une mutation de la pauvreté, qui est source de malentendus : globalement, il y a aujourd'hui beaucoup moins de pauvres qu'il y a vingt ou trente ans, mais la pauvreté ne touche plus les mêmes catégories, d'où la notion de « nouvelle pauvreté ». A la pauvreté du quart-monde et des personnes âgées logées, jusqu'aux années soixante-dix, dans les taudis, les cités de transit et les baraques , s'est substituée celle des jeunes, des chômeurs et des familles monoparentales logées aujourd'hui pour partie en HLM.
Le déclin des classes moyennes doit être interprété de la même façon, en distinguant la relative fragilité de leur fraction logée en habitat social et leur position générale dans la société. L'analyse de la mobilité sociale, qui est une des grandes vocations de la sociologie est un débat permanent entre docteurs, la dernière interprétation de la Loi attestant, contre l'opinion générale admise par les travaux antérieurs, la constance de la mobilité sociale entre les générations depuis quarante ans . Ceci n'est pas contradictoire avec le diagnostic selon lequel les échelons supérieurs de la hiérarchie sociale se développement plus rapidement que les échelons intermédiaires . Le déclin de la classe moyenne a été popularisé par l'image de la panne de l'« ascenseur social », lequel fonctionnait pas trop mal pendant les décennies précédentes. Les jeunes générations n'améliorent plus leurs conditions de vie comme l'avaient fait leurs parents par rapport à la génération précédente. Pour les spécialistes, cette incertitude n'augure pas pour autant d'une régression , pas plus que l'accroissement du chômage et de l'emploi précaire ne sécrète l'apparition de nouvelles couches pauvres, de « working poor », d'« underclass ». A la différence des pays anglo-saxons, et même pour les catégories ouvrières dont les effectifs ont fortement chuté, on considère en France que les chômeurs gardent leur identité sociale et ne forment pas une classe, sans compter des différences importantes dans le vécu du chômage en fonction de l'âge et du mode d'alternance emploi-sans emploi . Énoncer que la situation d'aujourd'hui est préoccupante fait oublier qu'elle l'a toujours été pour d'autres catégories que celles qui sont aujourd'hui touchées. La véritable préoccupation face à la nouvelle pauvreté devrait être le constat qu'aujourd'hui les logements existent mais qu'ils sont inaccessibles, par leur prix ou leur localisation éloignée des emplois et des réseaux de transport. Les habitants sont-ils trop pauvres ou bien les logements sont-ils trop chers ?
De la monoparentalité à la recomposition
L'augmentation du nombre de familles monoparentales se confirme, de même que celui de ces familles vivant en dessous du seuil de pauvreté. Si, avant sa séparation, le couple habitait un HLM, la mère gardienne des enfants reste dans le logement . Les familles monoparentales sont surreprésentées dans le logement social : alors que 14 % des couples mariés et âgés de 30 à 40 ans, avec enfant, occupent un HLM, c'est le cas de 43 % des familles monoparentales de même âge . Plus on descend dans l'échelle sociale, plus les relations entre le père et ses enfants se distendent et moins les pensions alimentaires sont payées (20 % seulement des foyers monoparentaux reçoivent une pension alimentaire ).
Face aux inévitables difficultés économiques issues d'une séparation – à commencer par la nécessité de payer deux logements quand le couple réuni n'en payait qu'un – le logement social est évidemment un recours. La situation de monoparentalité, pour préoccupante qu'elle soit elle aussi, doit cependant être corrigée. D'une part, remarque Irène Théry, « quand l'enfant voit son autre parent, que celui-ci s'en occupe et le prend en charge financièrement, il est abusif de qualifier sa famille de "monoparentale", même si la mère vit seule » . Or, 45 % des enfants vivant avec leur mère voient régulièrement leur père , si bien que « l'assimilation entre le ménage où l'enfant réside habituellement et sa famille pose problème puisqu'elle exclut de la "famille" de l'enfant toute la part de sa vie et de ses relations vécues avec l'autre parent » . D'autre part, les recensements et les enquêtes donnent nécessairement l'image d'une situation arrêtée, alors que la vie de ces familles est dynamique, selon un mouvement certes non symétrique puisque les pères sont plus nombreux à former une nouvelle union.
Le fait de la recomposition familiale n'est pas né dans les années 80. Cependant, ce qui était une singularité est devenu un phénomène de société rebattu par les médias à partir du moment où l'on compte 600 000 familles recomposées, d'autant plus qu'après la séparation les enfants sont plus souvent qu'autrefois élevés conjointement par leurs parents – un tiers des enfants vivant chez leur mère ne voient tout de même jamais leur père. L'implication sur le logement des 100 000 enfants qui partagent véritablement leur vie entre deux foyers n'est pas mince : la pratique de l'alternance suppose que ces enfants vivent une semaine sur deux, ou bien un week-end sur deux, ou sur trois, chez l'autre parent, qui doit donc disposer d'une chambre pour les accueillir. Or, c'est par le statut de cette chambre d'enfant que l'on entre dans l'espace des relations familiales où la notion de besoin doit être révisée. Comment en effet évaluer les besoins d'un père « recomposé », élevant ses enfants d'une nouvelle union et hébergeant avec une régularité plusieurs fois réajustée ses deux premiers enfants ? En logement social comme en logement privé, le problème se résout par la capacité du locataire à payer une chambre supplémentaire, la complexité des situations d'après-divorce permettant à un locataire HLM de jouer avec la déclaration des enfants à charge. François de Singly note à cet égard que le logement loge des personnes, mais aussi des relations entre ces personnes ; un certain souffle dans l'usage de l'espace assouplit les relations tendues entre anciens conjoints, entre enfants, parents « recomposés » et beaux-parents. On manque d'une enquête qui mettrait en relation le nombre de pièces attribuées et le nombre de pièces nécessaires à chaque ménage, ce qui réviserait les notions de besoin. Une telle enquête révélerait la géométrie variable de nombreux ménages, hébergeant plus ou moins temporairement, plus ou moins régulièrement, plus ou moins volontairement un enfant, un parent, un neveu ou un cousin. Les critères d'attribution du logement social sont-ils adaptés à cette plasticité du groupe domestique ?
La scission des ménages et la fluidité du passage d'un ménage à l'autre, d'un statut à l'autre, dans le temps et dans l'espace, a au bout du compte de notables incidences sur les marchés et sur les usages du logement :
– le parc locatif HLM est essentiel pour répondre à la mobilité des familles aux revenus modestes et moyens ;
– le parc le meilleur marché (HLM ancien et privé loi de 1948) est le plus rigide, précisément parce qu'il est peu cher et que ses locataires, plus âgés de surcroît, ne le quittent pas. Le parc privé et ses abus sont ainsi souvent la seule solution en attendant un logement HLM bien placé par rapport à la localisation des écoles et de la résidence de l'ex-conjoint. A cette exigence de localisation, les organismes HLM ne peuvent pas toujours répondre .
Ceux qui manquent à l'appel
Nommer ceux qui manquent à l'appel ne signifie pas que le logement social doit être représentatif, démographiquement et socioprofessionnellement, de la population, mais que n'y figurent plus des catégories qui y étaient représentées dans les années 60 et 70, mais qui ont commencé à le quitter dans les années 80, le mouvement s'accélérant dans les années 90. La cause première de ce que l'on a coutume d'appeler l'évasion des captifs du logement social est l'extension de l'accession à la propriété, mouvement d'amplitude européenne qui, en France, se traduit plus souvent que chez nos voisins par l'acquisition d'une maison individuelle.
a. Les familles accédant à la propriété d'une maison individuelle
La chute du taux de fécondité, passé de 2,9 enfants par femme en 1965 à 1,7 en 1994, est bien connue. Toutefois, le nombre « idéal » d'enfants est supérieur (2,2) au nombre réel, d'une part, et, d'autre part, depuis les années 1990 le nombre de familles avec trois enfants est en augmentation. Les démographes confirment la généralisation du modèle de la famille à deux enfants, tout en observant aussi un accroissement des familles à trois enfants. Cet accroissement compense la hausse de l'infécondité également notée dans les générations nées après 1950. Or, les familles avec deux et trois enfants sont les plus nombreuses à accéder à la propriété d'une maison individuelle. Dans le modèle français, la préférence pour cet habitat passe par l'accession à sa propriété, ce qui n'est pas le cas dans l'Europe du Nord où existent aussi des marchés locatifs de la maison, privés et sociaux. Que le quart des logements HLM construits en France depuis 1981 soit constitué de maisons individuelles modifie peu l'offre du parc HLM, surtout dans les grandes agglomérations, où ces maisons locatives sont marginales .
On se souvient de la surprise provoquée par les résultats de l'enquête Logement de 1992, qui indiquaient pour la première fois un retournement du mouvement en faveur de l'accession à la propriété, continu jusque là . Le chômage, le retard à la formation des couples, l'allongement de la scolarité, l'arrêt de l'inflation (laquelle érodait les mensualités de remboursement), la concurrence des placements mobiliers (plus avantageux que l'immobilier), la baisse des loyers (après une période de forte hausse) ont modifié l'environnement économique et démographique, auparavant plus favorable à l'accession. Cette baisse touche toutefois de façon inégale le collectif et l'individuel, pour lequel la demande se maintient, comme l'atteste, par exemple, le boom de la construction pavillonnaire en Ile-de-France . Il est vrai que celui-ci rattrape en partie le retard cumulé des années précédentes et bénéficie du prêt à taux zéro, mais, de façon générale, toutes les catégories de logement, y compris les HLM, sont sensibles aux mesures incitatives ou dissuasives de l'État. L'insuffisance de la production de maisons individuelles par les HLM est assurément une source supplémentaire de désaffection envers un parc trop uniforme, alors que le mouvement HLM avait montré dans les années 70 qu'il savait innover dans des formes d'habitat individuel groupé.
b. Les catégories moyennes, en mobilité sociale et résidentielle ascendante
Revenons au paradoxe selon lequel le parc social doit aussi accueillir les habitants des catégories moyennes, la solidarité de l'intégration des plus pauvres allant de pair avec la solidarité des recettes. Outre leur potentiel de mobilité sociale et résidentielle, ces catégories ont été entraînées par l'emballement d'une machine les poussant hors du logement social, alimentée autant par des choix politiques (les facilités fiscales ouvertes à l'accession à la propriété, l'encouragement à la construction de maisons individuelles), par des évolutions tendancielles (la reconquête des centres anciens) que, dans les périphéries, par des dynamiques sociales négatives échappant à tout contrôle, y compris celui de l'État. Il ne manquait plus, en effet, que la dégradation des conditions de vie dans les cités et la montée de la petite délinquance pour précipiter le mouvement de fuite de cadres soucieux d'assurer ailleurs le statut de leur logement, de leur immeuble et des écoles de leurs enfants.
La prudence est de règle dans l'analyse des difficultés de ces quartiers, le discours des témoins et des analystes oscillant, selon les moments, entre violence et tranquillité, entre méfiance et solidarité, entre indifférence et mixité. Disons seulement que le sentiment d'insécurité est le plus élevé dans les grands ensembles : en 1997, 15 % des habitants des cités et grands ensembles l'expriment, contre 12 % de ceux de la banlieue parisienne et 6 % seulement des Parisiens, 60 % des habitants de ces quartiers ont été témoins d'une « détérioration de biens publics ou de parties communes », contre 38 % des habitants des immeubles collectifs . Les statistiques de la délinquance ont peu de signification, le plus lourd étant celui des faits non signalés à la police . Les problèmes de cohabitation sont aussi un symptôme de la crise de l'identité et de la mobilité sociale, dont ils sont les boucs émissaires ; non autonomes, ils ne devraient pas être saisis sans référence à leur contexte. Il n'empêche qu'ils concourent à la dégradation du vécu quotidien, au désinvestissement du logement, au repli sur soi et à la vacance du parc ; c'est finalement toute l'image du logement social qui est atteinte. Quelle est la place des modes d'habiter dans ce cycle négatif désormais bien commenté ?
La délinquance devrait être intégrée aux modes d'habiter, comme variante de la norme, mais les enquêtes ne rencontrent que d'honnêtes gens. Restons-en à l'examen des troubles mineurs et de l'incivilité : ceux qui témoignent de la différence des références culturelles. Il ne s'agit pas tant de divergences entre Français et étrangers que d'opposition entre pratiques populaires et pratiques bourgeoises, dont les variantes petites-bourgeoises sont devenues la norme culturelle française. Il suffit de penser aux pratiques de propreté dans les parties communes et dans les abords des immeubles pour admettre que les pratiques non convenables (dépôt d'ordures ou urine sur les paliers, dans les escaliers ou en pied d'immeuble, jet d'objets divers par les fenêtres, jeux de ballons sur les pelouses non autorisées, etc.) caractérisent les cultures de la pauvreté d'où qu'elles viennent . L'aggravation du degré n°1 des incivilités par les degrés suivant sur l'échelle de la délinquance, dont l'augmentation dans les zones dites sensibles est un fait indiscutable, pousse les habitants les moins captifs à se demander pourquoi ils continueraient à subir les humiliations d'une situation résidentielle aussi dévalorisante. Les incivilités, euphémisme que n'emploient certes pas ceux qui les subissent quotidiennement, font partie des nouvelles inégalités relevées par Jean-Paul Fitoussi et Pierre Rosanvallon , d'autant plus douloureusement vécues qu'elles sont impunies et ont peu d'écho dans le discours public. Ce sentiment n'est pas réservé aux Français, il est éprouvé par tous ceux qui sont inquiets pour leurs biens ou pour leurs proches et dont la position sociale est entamée par la dévalorisation du logement. Ceux qui sont capables de s'installer ailleurs, en location ou en accession, il y a bien sûr toute une phase d'indétermination dans laquelle balancent des avantages et des risques, l'attitude des habitants variant selon les phases de tension et de transaction, de dégradations et de réhabilitations.
Les habitants des classes intermédiaires partis, le rétrécissement de la diversité sociale, au lieu de faciliter la sociabilité, exacerbe les conflits entre des restants qui se renvoient leur image négative de captifs. Les difficultés de cohabitation achèvent les ruptures vécues dans les identités professionnelles et sociales et conduisent les exclus du travail à s'exclure davantage des sociabilités du logement, ce qu'Olivier Schwartz qualifie de « fermeture par "insularité"» . Est-ce mieux que basculer dans violence ?
Ainsi, le départ des classes moyennes du parc HLM est-il conforme à leur dynamique sociale et résidentielle. En réalité, dans les années 60-70, elles y ont été surreprésentées pour des raisons conjoncturelles : elles étaient trop nombreuses pour se loger ailleurs au sortir de la crise du logement (générations du baby-boom et de l'exode rural, rapatriés d'Algérie), elles étaient poussées dans des cités et des grands ensembles neufs et attractifs à ce moment-là. Les classes moyennes y ont été en transit et y retourneront d'autant moins qu'elles sont déjà bien présentes dans la partie du parc HLM la plus valorisée, celle des petits programmes neufs ou réhabilités proches des centres historiques.
LES MODES D'HABITER. QUESTIONS DE SOCIOLOGIE, REPONSES D'ARCHITECTURE
Du populaire au précaire
a. Les maisons du peuple
Qu'aujourd'hui les ouvriers ne forment plus une classe ne fait pas de doute pour personne ; qu'on puisse, en conséquence, tirer un trait sur la culture ouvrière est une tout autre affaire. La diminution des effectifs généralement présentée est celle des actifs ; en y incluant les retraités, la population ouvrière atteint encore, selon Michel Verret, vingt millions d'individus , auxquels il conviendrait d'ajouter les employés d'origine ouvrière ou se rattachant à sa culture. Le magnifique ouvrage d'Olivier Schwartz sur Le Monde privé des ouvriers est assurément le témoignage le plus solide sur les mutations, dans la sphère privée, des ouvriers confrontés à la grande récession des industries du charbon et du fer. O. Schwartz dit bien que la récession et le renfermement ont accompagné chez les ouvriers cette montée de l'individualité qui traverse toutes les couches sociales. Jean-Pierre Terrail, dans un traité plus large, lie davantage le devenir des ouvriers à l'ensemble de la société. Plutôt que d'embourgeoisement de la classe ouvrière, ou de « moyennisation », il préfère parler de modernisation, en observant comment les nouvelles générations s'insèrent dans la consommation marchande, modifient leur rapport au temps et, surtout, participent au mouvement contemporain de l'individualité, dont l'expression la plus visible est un nouveau style de vie familial . S'il convient donc de retirer de la mythologie une classe qui, selon le mot de Roger Cornu, « n'est plus ce qu'elle n'a jamais été » , il est permis de s'attarder sur un de ses traits distinctifs majeurs : sa forte préférence pour la maison individuelle.
Celle-ci prend sa source dans la tradition d'un logement patronal dont il n'est pas nécessaire d'exposer ici les objectifs moralisateurs, qui ne disent rien de la manière dont les ouvriers ont utilisé la maison à leur profit. La mise en question, séculaire, de la part d'une certaine élite, de la maison pour tous, doit être retournée vers l'habitat collectif. Pour les familles ouvrières, quel est l'avantage d'habiter une cité périphérique ? Depuis l'échec du projet intégrateur de Le Corbusier, dont seule l'Unité d'habitation de Marseille réchappe avec brio, l'immeuble collectif périphérique trouve sa justification dans l'économie, mais nullement dans l'usage, à l'exception de sa version de grand standing plantée dans des banlieues résidentielles qui marient la distinction du milieu social et celle du milieu naturel. C'est du point de vue de la sociabilité et de l'urbanité que la question de la maison individuelle se pose. Les moyens mis en place par la bourgeoisie pour contourner les conflits de voisinage sont l'évitement, sous forme d'échanges minimaux et d'une politesse rituelle ; ce ne sont pas ceux de la sociabilité populaire. Le logement collectif comme type d'habitat s'est discrédité dans ses versions bon marché de cités et de grands ensembles en accumulant une série de contresens dans l'usage et dans l'urbanité . C'est contre l'expérience, trop souvent traumatique, du grand ensemble, que s'est construit le refus du logement collectif périphérique, devenu en trente ans un véritable contre-référent culturel populaire. Même quand la localisation du lotissement pavillonnaire est urbanistiquement pire que celle de la cité, la différence s'ancre dans la maîtrise d'un espace domestique élargi par ses annexes et par le jardin. La maîtrise dans l'organisation de l'espace et du temps de la maison, le desserrement du contrôle social et des conflits de cohabitation suffisent à assurer la préférence pour l'habitat individuel de la part de tous ceux qui, des ouvriers industriels aux employés de la grande distribution, vivent encore aujourd'hui les contraintes professionnelles les plus fortes, la déconsidération sociale la plus vive et le taux de chômage le plus élevé . La dénonciation du soi-disant piège, du prétendu mirage de la maison individuelle par les dominants bien pensants et les penseurs dominants n'est pas sans fondement – voir les causes du surendettement des ménages dénoncées plus bas –, elle suppose tout de même que les habitants des classes populaire ne sont pas capables d'arbitrage raisonnable dans leurs manières d'habiter, ce qui est une façon de penser assez peu démocratique.
b. L'adaptation à la précarisation des revenus
La pauvreté et le chômage sont fortement liés, ce qui ne veut pas dire que la majorité des chômeurs soit pauvre. Le taux de chômage, on vient de le dire, croît en descendant l'échelle des professions , mais les cadres sont davantage touchés que les techniciens par le chômage de longue durée . D'autre part, si le développement du temps partiel permet de soutenir l'emploi, il contribue peu à résorber le chômage dans la mesure où les emplois à temps partiel sont surtout pourvus par des personnes auparavant inactives, et non par des chômeurs. Pour les ménages, la détérioration sensible des conditions d'indemnisation est préoccupante : si, au début des années 90, les deux tiers des chômeurs étaient indemnisés, la moitié seulement l'est aujourd'hui . C'est pourquoi la solidarité dans le couple et dans la famille fait la différence. Si l'on ne prête qu'aux riches (ce que tous les cadres ne sont pas), l'adage est particulièrement vérifié à l'intérieur des familles, puisque c'est évidemment à l'intérieur des familles les plus aisées que l'on s'aide financièrement le plus : 88 % des parents cadres, 72 % des parents des professions intermédiaires, 57 % des parents employés, 59 % des parents ouvriers aident financièrement leurs enfants .
Dans toutes les catégories sociales la précarisation de l'emploi ou sa perte ont un impact différent, on s'en doute, selon que le conjoint est dans la même situation ou non, mais les conséquences du chômage sont mieux connues dans la population ouvrière, deux fois plus concernée que les autres catégories. Malgré leur niveau de vie inférieur, les ouvriers diminuent leur consommation d'un quart (davantage lorsqu'il s'agit de chômage de longue durée), dans la même proportion que les milieux plus aisés. Le logement fait partie des dépenses a peu près incompressibles, si bien qu'il est le poste dont la part diminue le moins (15 %, contre 19 % pour l'alimentation, 27 % pour l'équipement du logement et 44 % pour l'habillement et les chaussures) . A noter qu'en dix ans, la diminution des dépenses d'alimentation est passée de 6 % à 19 %, alors que, au contraire, celle du logement s'est tassée, de 17 à 15 %. La compression des dépenses d'alimentation a été rendue possible par l'« embourgeoisement » du panier de la ménagère ouvrière, qui comprenait, déjà en 1989, de nombreux produits dits autrefois « de luxe », lesquels peuvent être supprimés quand le ménage connaît le chômage.
Confrontés à l'épreuve du chômage, les locataires du logement social ne sont pas contraints de quitter leur logement, à quoi sont conduits certains locataires du secteur privé et certains accédants à la propriété. Face au chômage et, d'abord, à la précarisation de l'emploi, le couple organise des positions de résistance dont l'aspect le plus visible est la modification des rôles, quand l'homme est à la maison. Celui-ci peut assumer une large part des tâches domestiques, alors que le changement est moins notable dans le cas inverse, puisque la femme au chômage a déjà sa « simple » journée de travail à la maison. Pour les femmes cadres sans emploi, la perte de cet acquis inaliénable qu'est le travail est d'autant plus douloureuse que celui-ci demeurant une conquête, sa perte signifiée par le retour à la maison représente une défaite. Pour toutes, la volonté de retrouver un travail est forte, ne serait-ce que pour parer à l'éventuelle perte d'emploi du conjoint. L'extension de la précarisation professionnelle renforce ainsi la solidarité dans le couple et redéploie, davantage que dans les couples professionnellement stables, la répartition des tâches domestiques .
Il faut se reporter à ce qu'écrit O. Schwartz sur l'évolution de l'histoire ouvrière, en partie transposable dans la situation de précarisation, sinon de paupérisation de certaines couches moyennes. Il constate que pendant une première période historique, la forte vie collective du groupe a accompagné la phase prolétarienne ; en un second temps, la reconnaissance de la vie privée ouvrière a suivi l'élargissement des conditions de vie. Dans la logique de ce mouvement, la reprolétarisation actuellement constatée devrait conduire les ouvriers à se retourner vers le groupe ; or, O. Schwartz constate le contraire, il voit le renforcement de la valeur organisatrice centrale de la famille. Les indices données par différents auteurs vont dans le même sens, pour d'autres catégories sociales : le développement du pôle privé, de l'individuation semble irréversible, ce qui signifie un repli toujours plus grand vers le logement, mais pas seulement : aussi vers la voiture, le cabanon ou la caravane. En revanche, le renforcement de la fermeture des rôles sexuels dans les familles ouvrières, à la suite de la crise économique, pourrait accuser une différence entre les ouvriers et les autres catégories, puisqu'on a vu que les tâches étaient mieux partagées chez les cadres au chômage. L'effacement progressif de l'écart des revenus céderait devant le durcissement des rôles dans les familles ouvrières.
L'accession à la propriété d'une maison ou d'un appartement au moyen de prêts PAP à taux variables, ajoutée à l'augmentation des charges de copropriété et confrontée à l'épreuve du chômage ou du divorce, est une figure typique du surendettement. Un des cas les plus fameux est celui du quartier Saint-Christophe, à Cergy-Pontoise , qui avait tout particulièrement intéressé les urbanistes il y a quinze ans, sa conception urbaine et architecturale étant à sa livraison (1984) considérée comme exemplaire. Il a suffi que le RER desserve ce quartier avec retard pour que les difficultés de commercialisation conduisent des vendeurs indélicats à solder plusieurs dizaines d'appartements à des ménages d'origine africaine et antillaise dont ils connaissaient l'insolvabilité. Par un effet de domino, la faillite de quelques copropriétaires a entraîné celle de copropriétés entières et contribué à dégrader la réputation d'un quartier déjà particularisé par le nombre d'habitants d'origine étrangère. Le cas de Saint-Christophe, en voie de résolution grâce aux mesures énergiques et courageuses de la municipalité de Cergy, n'est malheureusement pas isolé dans les villes nouvelles, du simple fait de la multiplication des opérations en PAP dans ces agglomérations. Autant qu'une illustration des risques de l'accession à la propriété populaire, il pourrait être un scandale bancaire de plus, si ses victimes n'étaient pas trop ruinées pour dénoncer publiquement certaines indélicatesses immobilières et bancaires.
Nouvelles pratiques, nouveaux usages ? Ensemble ou séparément ?
a. Le triangle entrée-cuisine-séjour
L'étude des usages du logement se borne généralement à un couplage usage/espace dans un temps moyen qui correspond à un usage dominant – à moins qu'il ne s'agisse plus simplement de celui en cours au moment de l'enquête. F. de Singly dépasse la classique opposition entre les rôles (masculin/féminin, parent/enfant) et utilise l'espace comme outil de lecture des relations familiales, de façon à renouveler le regard sur la fameuse contradiction du vouloir être ensemble séparément. D'après lui, comme d'après Daniel Welzer-Lang etJean-Paul Filiod et en suivant O. Schwartz , il se confirme que la notion de maîtresse de maison n'est en rien désuète, tant l'espace du logement demeure gouverné, rangé, nettoyé par la femme – d'où le rôle des espaces secondaires masculins du pavillon. L'exercice du gouvernement féminin n'a pourtant rien oppressif, l'homme trouvant largement son compte à être dégagé des obligations domestiques. A l'usage masculin de la télévision et de l'ordinateur, peu gourmand en espace, Welzer-Lang et Filiod ajoutent les W-C, le plus petit mais non le plus noble des coins, la femme étant à la cuisine et l'homme aux W-C.
Un des apports importants d'O. Schwartz est de montrer comment chez l'ouvrier, la vie privée n'est pas liée au logement, mais à un temps pour soi, utilisé comme bon lui semble, seul, avec sa mère ou avec ses copains. C'est également la voie de la temporalité qu'emprunte F. de Singly pour comprendre les règles de cohabitation du groupe domestique, surtout étudiées jusque là selon leur découpage spatial. La domination plus spécifique exercée par chacun des membres du groupe sur les différentes pièces ne dit pas tout des usages, puisque la plupart des pièces sont utilisées par chacun des membres, ensemble ou séparément, selon les moments. La chambre d'enfant est l'exemple d'un territoire qui est loin d'avoir gagné son indépendance, tant il reste sous contrôle de la mère jusqu'à un âge avancé de l'adolescence. L'observation selon laquelle les enfants préfèrent travailler sur la table du séjour – comme d'ailleurs un certain nombre de leurs pères le soir et le week-end – ne doit pas conclure à l'inutilité du meuble de bureau dans la chambre, lequel se voit aujourd'hui réservé à l'usage ludique de l'ordinateur. La table de bureau est comme la table de la salle à manger (ou du coin-repas du séjour) : elle ne sert pas tous les jours, mais c'est elle qui qualifie le lieu. C'est aussi à cet usage de bureau, ou de bricolage, que sera dévolue la chambre de l'enfant après sa décohabitation, le moment de la retraite étant celui du retour de l'homme pour l'attribution de la « chambre à soi » revendiquée en son temps par Virginia Woolf.
Le séjour est d'autant plus le lieu de convergence des pratiques qu'en France, la petite taille de la cuisine et des chambres ramène celles-ci vers la monofonctionnalité. Les usages résistent pourtant et l'on voit les familles placer une petite table dans la plus petite des cuisines, et les chambres être aussi des bureaux, des lingeries, des ateliers ou des salles de sport. Ces activités secondaires pourraient avantageusement prendre place dans de petites pièces de 5 à 7 m2, ce que la réglementation prohibe pour éviter toute occupation en tant que chambre. Une autre réponse serait de rééquilibrer la taille des pièces, aucune n'étant inférieure à 14 ou 15 m2, comme cela se pratique en Italie ou en Suisse alémanique. Une telle conception favorise l'éclatement des activités vers les chambres, mais suppose que le séjour puisse être prolongé par la cuisine lors des réceptions. En France, en réponse au souhait de la majorité des ménages désireux de prendre les repas dans la cuisine , certains maîtres d'ouvrage demandent maintenant aux architectes de concevoir de tels espaces, ce qui clôt en partie la fameuse interrogation sur le bien fondé de la cuisine ouverte.
Le débat sur l'ouverture ou la fermeture de la cuisine sur le séjour ne serait qu'un « détail » de l'histoire de l'architecture du logement si elle ne se trouvait au croisement de plusieurs enjeux de société : la place de la femme dans le couple et dans la famille, la sociabilité, la modernité. La cuisine ouverte devient ainsi un double symbole, la libération technique du plan ouvrant la libération sociale de la femme. On entend des arguments en faveur de cette ouverture dans les propos même des femmes enquêtées, qui déclarent ne plus être alors consignées à la cuisine, mises à distance du mari, des enfants ou des invités et préférer un dispositif popularisé par les séries américaines et autres messages publicitaires. Ouverte, elle sera vue, ce qui convient à ceux qui ont les moyens d'investir dans un aménagement prestigieux, mais qui, a contrario, donnera à voir l'équipement dépareillé des moins riches. Dans tous les cas, la volonté d'exhibition entre en conflit avec le souci d'intimité, car la plus élégante des cuisines italiennes n'est plus en représentation aussitôt qu'elle est en service. La distinction, dans la modernité des rôles et dans celle de l'ameublement, pèse ainsi plus ou moins lourd dans la balance où le poids des contraintes (odeurs, vapeurs et désordre) serait le même pour tous si la variété des pratiques culinaires n'échappait pas, elle non plus, à la différence sociale. Que la cuisine grasse et mijotée, que les soupes ou les bouillons fassent moins recette signifie qu'on les trouve davantage sur les tables populaires. En conséquence, la cuisine largement ouverte sur le séjour ne saurait être recommandée dans les logements sociaux, d'autant qu'il existe des dispositifs simples permettant de choisir la relation entre les deux pièces : cloison coulissante, ou bien cuisine et séjour en L, de façon à protéger la première des vues depuis le second. Paradoxalement, la cuisine ouverte n'est un avantage sûr que dans les très grands logements , alors que c'est dans les petits qu'elle est proposée.
La même réflexion s'applique à l'entrée, donc la fonction est elle aussi discutée sous la pression des économies de surfaces à réaliser. Moins nécessaire dans de très grands logements où les usages intimes de la cuisine et de la consommation des repas sont éloignés de la porte d'entrée – ce qui est le cas à Nemausus, par exemple –, l'entrée est supprimée dans les plus petits logements du marché – type LQCM. La fonction de sas pouvant être révisée depuis l'apparition de relations de voisinage assouplies et, surtout, depuis la généralisation de ces filtres que sont les digicodes et les interphones limitant les visites non attendues, les entrées étant d'ailleurs supprimées par nombre de jeunes rénovateurs de logements anciens, le rôle de l'entrée n'est-il pas dépassé aujourd'hui ? La question est posée dans un contexte où, vrai ou faux , trois mètres carrés en moins par logement semblent rendre possible la sortie d'une opération sans cela irréalisable. L'efficacité des techniques de contrôle d'accès étant très contestable dans les immeubles soumis au vandalisme, où les relations de voisinage sont de surcroît plus tendues, la protection de l'intimité du logement par une réserve d'espace demeure préférable. Certains architectes ont su apporter des réponses qui protègent les vues directes sur le séjour, en désaxant la porte d'entrée ou, comme l'a conçu Bernard Paurd à Vitry-sur-Seine, en plaçant un meuble-penderie dans le prolongement d'un pilier, les deux masses faisant protection.
b. La salle de bains
Les étrangers le disent et les enquêtes le confirment : la propreté corporelle des Français n'est pas leur première qualité. Pour être politiquement correct, disons que la conception minimum du logement moderne, toutes catégories confondues (salles de bains réduites à trois ou quatre mètres carrés, aveugles), ne favorise ni l'hygiénisme ni l'hédonisme. On reste surpris tout de même par le peu de revendications dont les salles de bains sont l'objet ; leur multiplication est une demande limitée à la tranche supérieure des couches moyennes, alors que l'on pourrait penser qu'elle va de soi dans toutes les familles nombreuses. Le discours sur le nouveau rapport au corps, apparu dans les années 80 s'est davantage traduit dans des concours d'idées (PAN, Europan) que dans des réalisations architecturales, à l'exception de l'expérimentation d'Yves Lion à Villejuif aménageant des chambres-bains et supprimant la salle de bains commune. La multiplication des équipements de lavabo et douche ou baignoire dans chaque chambre y est surtout avantageuse pour les familles avec adolescents, chacun y gagnant en autonomie. Les familles avec enfants plus jeunes pratiquent des chassés-croisés, le père prenant par exemple la douche dans la chambre de son fils et la mère dans celle de la fille, ce qui est une manière inattendue, mais positivement vécue, de créer du lien familial . L'évolution de la chambre-bains dans un projet ultérieur du même architecte à Champs-sur-Marne, ou les deux premières chambres partagent une grande salle de bains en façade tandis que la troisième se voit attribuer un lavabo et une douche, montre que de nouvelles voies sont possibles. Si celle de Villejuif n'est pas à suivre telle quelle, la multiplication des salles de bains ou, du moins, leur agrandissement et leur positionnement en façade pour un éclairage naturel sont toujours très bien accueillis par les habitants quand des architectes combatifs les proposent.
Une autre direction de recherche est la position de la salle de bains dans le logement. Christian Moley a bien expliqué comment son emplacement aveugle résulte de l'invention de la gaine shuntée, puis de la VMC, qui a permis de resserrer la trame du logement et de placer la salle de bains au bout du couloir entre deux chambres. La rationalité constructive, donc économique, a été ensuite présentée comme une logique d'usage : la fameuse opposition jour/nuit, reprise par tous les maîtres d'ouvrage . Cette logique est assez illogique, car la salle de bains est davantage utilisée le jour que la nuit, et, quand elle l'est la nuit, le bruit gêne les occupants des chambres. C'est pourquoi il ne paraît pas absurde, comme l'envisage B. Paurd , de reconsidérer le schéma, lui aussi économique, des HBM, lequel disposait la salle d'eau à côté de la cuisine. Un des arguments en faveur de cette distribution est que, dans les familles avec de jeunes enfants, la surveillance du bain s'effectue en même temps que la préparation du repas, par exemple.
c. A nouveau travail, nouveaux loisirs. Télétravail et télévision
Le télétravail est à la fois un mythe, promu par l'industrie informatique, et une réalité pour tous ceux qui (un habitant sur quatre) travaillent en plus à leur domicile, en général avec un ordinateur. On discutera longtemps encore des avantages du télétravail (fin des migrations pendulaires, autonomie dans l'organisation, souplesse des horaires, etc.) et de ses servitudes (solitude, absence de séparation entre vie professionnelle et vie privée, mise à l'écart de la vie de l'entreprise, etc.), selon les qualifications et la position hiérarchique du télétravailleur. Il n'en reste pas moins que, même si le télétravail n'est pas une solution, il représente une réponse pour de nombreuses entreprises et salariés de diverses catégories . Dans tous les cas, une pièce du logement doit lui être réservée. Ce peut être une simple chambre supplémentaire, à condition d'assouplir les critères d'attribution du logement social ; ce pourrait être aussi, dans les programmes neufs à venir, une pièce plus étroite que la chambre minimum, en façade ou en second jour, si là aussi la réglementation ne s'opposait à la mise à disposition de tels locaux.
La durée moyenne d'écoute journalière par foyer des chaînes hertziennes reste stable puisque entre 1990 et 1997, elle demeure fixée à 5 heures . La mesure de la durée totale d'écoute par d'autre moyens (câble, satellite, vidéo) devient trop complexe pour être fiable. D'une part, il va bientôt falloir coupler cette mesure avec celle de la navigation sur Internet, qui abolit les frontières entre le travail et le loisir ; d'autre part, il conviendrait d'englober déjà dans la consommation de la télévision l'usage des jeux vidéo. Toutes formes confondues, la télévision est évidemment le premier loisir au domicile – pour les adultes, pas pour les enfants, contrairement à ce que l'on croit. Elle est d'ailleurs plus qu'un loisir pour tous ceux qui, sans emploi, âgés ou malades, sortent peu.
L'évolution technologique aidant (format 16/9, image haute définition), la télévision est appelée à remplacer le cinéma pour ceux qui, aux multiplexes des périphéries, préfèrent le complexe à domicile. Le développement des écrans géants et haut-parleurs encadrants ne fait que commencer ; ceci n'améliorera pas les relations de voisinage dans les immeubles aux dalles de béton de 16 cm, mais resserrera probablement les relations familiales dont, contrairement aux idées reçues, la télévision est déjà un liant essentiel : avec le temps des repas (avec ou sans télévision), le spectacle des films et émissions de sport ou de variétés est un moment d'échanges familiaux au domicile. Certains architectes sont dores et déjà convaincus que le séjour ne doit plus être la pièce la plus éclairés du logement, ce qui est erroné, au moment où nombre de leurs confrères sont enfin revenus à la conception généreuse de grandes baies, suite à l'abandon de réglementations devenues absurdes en faveur des économies d'énergie. Pour occulter celles-ci, il suffit de prévoir des stores ou des persiennes (elles aussi remises à l'honneur depuis peu), qui sont toujours demandés par les habitants, quelle que soit la position du téléviseur dans le séjour.
d. Nouveaux matériaux pour vieux principes
La lenteur des progrès technologiques dans le bâtiment n'est pas à démontrer. Faut-il le déplorer ? Non, la mise à disposition de nouveaux matériaux allant toujours dans le sens de la légèreté et du raccourcissement de la durabilité. La légèreté des cloisons et des panneaux de façade, malgré leur performance thermique et acoustique, contredit le besoin des habitants d'intervenir sur le bâtiment en le continuant par un tiers œuvre qui relève ordinairement de la compétence de l'habitant, tant que les appartements ne sont pas considérés comme des résidences hôtelières. Pose de tringles, de placards, d'étagères et de cadres supposent pour le nouvel entrant une somme de travail et de dépenses jamais réellement évaluée en temps ni en argent par les enquêtes, somme qui s'ajoute aux investissements en renouvellement ou complément d'ameublement. Ces travaux, dont chacun sait qu'il sont le premier degré de l'appropriation, devraient être facilités par l'emploi de matériaux à la fois résistants (ce qui n'est pas le cas des cloisons creuses) et capables d'être travaillés pour assurer leur rôle de support. Il faut se souvenir enfin que dans la culture de l'habitat, les matériaux de référence sont la pierre et le bois. L'esthétique du béton apparent et du fer exprime un langage moderne de l'architecture qui n'en finit pas de vouloir délivrer aux classes populaires son message de vérité constructive. Nul doute que leur fraction la plus militante – celle qui fréquente les maisons de la culture – s'en est convaincue et que, comme les architectes « modernes », elle en a fait une position éthique. Pour les autres, cette esthétique n'est qu'un rappel de l'usine qu'ils ne souhaitent pas voir revenir par leur fenêtre domestique. Les propositions de Jean Nouvel à Saint-Ouen et à Nîmes témoignent toutefois que les opinions sont partagées et que la lecture des matériaux de l'écriture architecturale n'est pas indépendante des usages de l'intérieur et de l'extérieur du logement.
Conclusion
Les prévisions sur la structure démographique de la population du parc HLM et sur ses ressources sont peu encourageantes : vieillissement, faible rotation, augmentation des monoménages et des familles monoparentales, paupérisation et surendettement, stock de grands logements vacants et pénurie de petits logements . Si les programmes réalisés depuis vingt ans répondent mieux à la demande, les spécialistes ne cachent pas que de nombreux quartiers périphériques vont s'enfoncer davantage. François Ascher a raison de dénoncer l'« acharnement thérapeutique » dont sont l'objet certains quartiers en réhabilitation permanente, et qui devraient être démolis et reconstruits. Aucune mesure d'incitation ne nous semble en mesure d'enrayer le départ des classes moyennes, dont la maîtrise du vandalisme et de la délinquance sont un simple préalable. Une orientation vers des programmes de maison individuelles, plus en accord avec les usages populaires, ne pourrait pas, de toute manière, être suivie dans les grandes agglomérations. Pourtant, ne peut-on penser de développer une typologie alternative : les maisons en bandes ? En offrant un jardin, un ancrage au sol, un toit et une entrée particulière, celles-ci définissent le minimum requis par la quête d'individualité. Le principe de mitoyenneté des maisons en bande est certes contraire au type culturel français de la maison individuelle ; il pourrait être néanmoins un compromis acceptable par les habitants, au nom de l'économie foncière et constructive et de l'application de règles de composition urbaine.
La précarisation du travail amène un certain repli sur soi, mais, à moins d'une rupture économique profonde et durable, ne provoque pas de déclassement dans les pratiques et les usages du logement. Certes, les restrictions dans la consommation sont inévitables, le salaire du conjoint et les solidarités familiales permettant toutefois aux classes moyennes de faire face. Chez les ouvriers, la précarisation du travail conduit plus vite à la pauvreté et produit un repli sur la famille, un durcissement des rôles entre l'homme et la femme et une dégradation des relations de voisinage. Ainsi, la tendance à la « moyennisation » qui atteignait les catégories ouvrières s'effrite-t-elle avec l'usure des conditions du marché du travail et obère-t-elle la modernisation que ces catégories étaient en train de développer.
Dans ce contexte de dégradation des conditions de vie, certes très variable d'un quartier à l'autre, le statut présenté par le logement, pour soi, pour les siens et pour l'entourage, est la dernière borne de l'identité et de la reconnaissance sociale, d'où la situation dramatique des familles lorsqu'elles ont de moins en moins de perspective de sortir d'un quartier de plus en plus dégradé. Puisqu'il y a peu d'espoir de faire évoluer ces quartiers, au moins faut-il que les programmes neufs revalorisent la condition concrète et symbolique de leurs occupants. Ainsi faut-il concevoir des immeubles et des appartements dont les standards de surface, de qualité des matériaux soient au moins égaux à ce que les organismes HLM sont capables de produire dans les conditions optimum de financement, de volonté du maître d'ouvrage et de responsabilité de l'architecte (le Palmarès présenté par l'Union des HLM « Qualité architecturale et maîtrise des coûts dans l'habitat social » paraît une solide référence ; il y en a d'autres). Il est inconcevable, au sens propre, de proposer des logements aux surfaces inférieures aux anciennes surfaces de références.
Les relations familiales étant dans l'ensemble moins conflictuelles qu'autrefois, en dépit du développement de situations complexes (monoparentalité, recomposition), ce n'est pas pour mieux réguler les tensions que le logement doit être plus grand, c'est pour répondre à des temps et à des modes d'occupation plus longs qu'auparavant, la surface des logements augmentant beaucoup moins vite que les revenus et que le niveau de consommation des objets. On prétend que les nouvelles formes d'activité professionnelle et de communication atomisent le groupe domestique, alors qu'elles multiplient aussi les occasions de partage entre ses membres. Le télétravail (dont on a surestimé la croissance), Internet (dont on a sous-estimé l'influence) tendent à effacer les frontières entre travail et loisir, entre domicile et professionnel, entre public et privé. Au bout du compte, le logement est traversé par deux mouvements contradictoires : une dynamique d'individuation, rencontrée dans tous les milieux sociaux, recentrée sur les relations familiales, et une dynamique de « publicisation », où le monde du travail et celui de l'école échangent avec une sphère domestique finalement plus étanche qu'autrefois aux relations sociales, mais plus ouverte aux relations de communication pilotées par le groupe familial.
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La Prise en compte de l'usage est consultable au
Centre de documentation de l'Ipraus