L’invitation au voyage. Import-export d’architecture du logement (avec la coll. de Sophie Rousseau et Benoîte Decup-Pannier), rapport de recherche pour la Direction de l’architecture et du patrimoine (DAPA), août 2003 .

Reproduction de l'introduction et de la conclusion de la recherche (PDF)

Résumé de la recherche



Origine et objectifs de la recherche
L’étude de l’écriture du projet d’architecture – d’architecture du logement, plus spécifiquement – , entre l’univers de référence de l’architecte et l’interaction avec les autres partenaires, appartient au champ des interrogations sur la définition des qualités architecturales. Une des missions du sociologue travaillant dans ce champ est d’accompagner la compréhension des conditions de production du projet par la validation du processus de conception de la part des habitants, en tant que destinataires et usagers. Placer les habitants au centre du dispositif d'évaluation implique qu’ils sont les acteurs de référence autour desquels doit s'organiser l'évaluation, sans qu’ils aient pour autant « le dernier mot ».
Pourquoi travailler sur « l’import-export » d’architecture ? Parce que l’invitation faite à des architectes étrangers (en France et en Europe), comme la pratique de la conception et de la réalisation en terre étrangère, ont des raisons contradictoires :
Le prestige ? Le sens du prestige est réciproque, puisque maîtres d’ouvrage, élus et fonctionnaires valorisent leur rôle en faisant appel à des architectes valorisants, quitte ensuite à user de la fragilité de l’architecte invité pour reprendre une position dominante dans les processus de conception et de réalisation. Ainsi, au final, le projet exporté sera-t-il moins conforme aux intentions de ses auteurs que les projets domestiques – à moins de se nommer Herzog & de Meuron –, d’où la frustration des concepteurs, qui percevaient l’invitation comme la promesse de l’aube (à nouveaux territoires, nouveaux horizons). La déception devant la réalisation (du fait de la distance culturelle et géographique) n’empêche pas que les architectes seront toujours en quête d’un autre jour.
La continuité de l’œuvre ? On pouvait penser que le développement des thèmes architecturaux, lesquels permettent de penser la constitution d’une œuvre dans la dynamique, à la fois créative et répétitive, propre à chaque architecte, semblait ne pas pouvoir passer les frontières. C’est le contraire : le projet exporté est saisi par ses concepteurs comme une opportunité de creuser ce qu’il y a de plus personnel, c’est-à-dire, paradoxalement, d’atteindre à l’universalité, contrairement à la prise en compte étroite du contexte.
Le contournement du règlement ? Les architectes étrangers sont suspectés de bénéficier de faveur de la part des maîtres d’ouvrage qui les invitent ; ce n’est pas faux, le mauvais rôle étant tenu, en France, par les acteurs de l’énonciation – pour ne pas dire les censeurs – de la qualité architecturale (administration municipale, ABF), qui ne leur font pas de cadeau.

Démarche et corpus
A la différence des recherches sur les professions, nous privilégions le travail sur l’œuvre, de sa conception à sa réception, en passant par sa réalisation, soit un approfondissement vertical des conditions de production des édifices. En déplaçant les notions de Winnicot, M. Conan a montré comment la conception est un jeu dans un espace transitionnel sous forme d’explorations successives de réponses possibles aux problèmes posés. Quant à la notion bourdieusienne d'espace des possibles, elle aide à comprendre la production architecturale et les conditions de l’innovation.
Le corpus est formé des opérations de Á. Siza, d’H. Ciriani, d’E. Girard et de Diener & Diener à La Haye et à Amsterdam ; de Diener & Diener et d’Herzog & de Meuron à Paris. Selon les cas, l’examen de chacun de ces projets est réalisé au moyen d’interviews des concepteurs et des maîtres d’ouvrage, et de l’analyse des documents graphiques et écrits, la réalisation étant resituée dans le parcours de l’architecte. Des habitants ont été interviewés (et le relevé habité de leur logement, dessiné) dans cinq opérations à La Haye, Amsterdam et Paris.

Les qualités architecturales des projets exportés-importés
Pour les habitants, dont certains en ont vu d’autres, l’entrée des architectes étrangers dans la grande galerie de l’innovation ne fait pas de différence a priori, mais a posteriori, puisque c’est à l’usage que les qualités des projets sont jugées. Il faut donc juger nous-mêmes cas par cas :

– Soumission à la ville (Á. Siza à La Haye, Diener & Diener à Paris et à La Haye)
C’est par respect autant envers la ville historique qu’envers l’avant-garde hollandaise des années 20 que, débarqué à La Haye au début des années 80, Siza n’y a pas dessiné les mêmes projets rationalistes épurés du type de ceux qu’il avait construits auparavant au Portugal (Bouça, São Vitor, Évora) et n’y a pas provoqué non plus la rencontre entre rationalisme et baroque comme lors de son immeuble de Berlin. L’interprétation de l’urbanité, parisienne cette fois, est plus personnelle chez Diener & Diener appelés rue de la Roquette, où la composition autour d’une cour, pour solennelle qu’elle soit, produit un lieu fédérateur pour les habitants. Si les façades en pierre, « essentialistes », n’ont convaincu ni l’administration ni la critique ni certains habitants, c’est parce qu’il était attendu que cette pierre soit travaillée, comme le justifie l’emploi de ce matériau traditionnel. La mise au point de typologies de logements développées par l’Ecole de Bâle (inversion du jour-nuit, long couloir, grandes chambres et petit séjour), bien que corrigée par le maître d’ouvrage, s’accommode assez mal de la petite taille des logements parisiens, surtout lorsqu’ils sont suroccupés. En revanche, les deux immeubles d’Amsterdam prennent place dans un site où l’architecture de Diener & Diener est davantage à sa mesure, et où la prise en compte du contexte exige moins de connaissances et moins de proximité. Certaines typologies de logement y sont d’autant plus étonnantes qu’elles sont acceptées par un promoteur, la privatisation croissante du secteur du logement aux Pays-Bas conduisant provoquant une compétition de la différence, à l’opposé de la situation française.

– Modernité tempérée (H. Ciriani et E. Girard à La Haye)
La petite tour d’habitation de Ciriani s’inscrit dans son œuvre : les thèmes du hall monumental, de la terrasse assurant la liaison entre les corps de bâtiment, du séjour de double hauteur et de la fenêtre en longueur sont travaillés et renouvelés compte tenu des contraintes de la commande et de la réglementation thermique. L’immeuble d’E. Girard semble, quant à lui, davantage hors parcours, les conditions exceptionnelles de la commande (des trois-pièces de 85 m2) paraissant comme un accident dans le parcours du logement social parisien et banlieusard où elle excelle.

– Universalité et contextualité (Herzog & de Meuron à Paris)
Comme l’opération de la rue de la Roquette de Diener & Diener, les immeubles de la rue des Suisses et de la rue Jonquoy divisent davantage la profession et l’administration que les habitants. Il n’y a donc pas d’opposition entre une réception cultivée et une réception populaire, contrairement à ce qui caractérisait souvent l’architecture innovante des décennies précédentes. Les habitants pourraient partager le point de vue que le critique Fritz Neumeyer posait déjà en 1994 à propos de l’œuvre d’Herzog & de Meuron : « Quelle confiance l’architecture peut-elle aujourd’hui conserver en elle-même ? Qu’est-ce qui aujourd’hui encore se prononce en "faveur" de l’architecture ? Comment – par quels moyens – peut-elle étendre et renouveler les possibilités de perception du monde qui sont les siennes, de façon que ces dernières constituent un mode d’expression artistique adapté à notre temps ? ». L’hostilité de certains riverains contre la façade métallique renforce une cohésion entre habitants rendue déjà forte par l’assurance d’habiter un bâtiment exceptionnel et, du moins pour le bâtiment arrière, de partager le privilège d’un grand appartement avec véranda en bois sur une cour-jardin. Enfin, contre la pensée dominante sur la ville, Herzog & de Meuron réussissent à démontrer que la dimension universelle d’une intervention comme celle de la rue des Suisses échappe à une vision étroite de la continuité urbaine, tout en respectant les rapports fondamentaux entre la rue et la cour, et entre l’espace public et la vie privée.

Pour consulter ce rapport de recherche



L'invitation au voyage est consultable au Centre de documentation de l'Ipraus