Programme des rencontres (PDF)
Texte de la communication
Jean-Paul Robert, critique d’architecture:
J’anime aujourd’hui cet atelier avec d’autant plus de plaisir que je suis issu d’une famille angevine. En raison de cette attache familiale, la ville d’Angers a toujours été, pour moi, un lieu privilégié d’observation des changements des territoires ; je souhaitais en parler un peu en guise d’introduction. Si l’on revient quelques décennies en arrière, certains se souviennent peut-être d’une ville provinciale très endormie, dont l’une des particularités était, notamment, d’être la commune française disposant du plus grand domaine foncier religieux. A portée de vélo se trouvait rapidement la campagne – en l’occurrence des vergers que l’on apercevait derrière les murs de schiste. Au fil des années, j’ai ainsi assisté aux profonds changements qu’a connus la ville d’Angers. Des changements physiques d’une part, cette caractéristique de grand domaine foncier fermé disparaissant peu à peu, les séminaires et les couvents devenant progressivement des maisons de retraite. Celles-ci, en raison de leur besoin de liquidités pour fonctionner, ont vendu les terrains, créant des brèches dans ces grands enclos, où sont apparus de petites résidences ou des ensembles pavillonnaires de standing. Par ailleurs, la ville a été déchirée par le passage d’une autoroute sur les quais de la Maine – problème qu’elle cherche aujourd’hui, 30 ans plus tard, à solutionner –, et un incroyable réseau autoroutier s’est développé autour de la ville. Cependant, les vergers disparaissaient eux aussi, souvent au profit de lotissements de pavillons. Rien ne semblait pouvoir freiner cette extension, cette marée pavillonnaire absorbant les anciennes communes rurales. Aujourd’hui, Angers est une ville florissante.
J’ai par ailleurs été le témoin des changements de temporalité qui ont affecté la ville. Dans ma jeunesse, le centre était occupé par une certaine classe sociale. Aujourd’hui, il est partagé par différentes classes sociales, aux diverses heures de la journée. A ceux qui l’investissent dans l’après-midi pour faire les magasins succède une population différente qui sort des bureaux ; il est dévolu à d’autres moments aux étudiants, etc. Lorsque j’étais lycéen, sortir après 20 heures dans un centre-ville déserté était relativement angoissant… La situation a, depuis, nettement évolué. Les changements territoriaux que nous avons évoqués lors des conférences sont donc directement observables ici.
Abordons maintenant, plus généralement, le thème de cette fatalité pavillonnaire – terme que nous remettrons certainement en question avec les différents intervenants. Il me semble que, partout en France, les villes, entendues dans une dimension philosophique, comme fruit d’un héritage imprimé en nous, ont évolué vers ce que les géographes nomment les aires urbaines, c’est-à-dire des surfaces territoriales dépassant largement les découpages communaux, qui, à la faveur des facilités de déplacement, diluent les notions classiques d’habitat et d’agglomération (pour peu que ce terme soit encore adéquat). Par ailleurs, je souhaitais faire une autre observation relative à ce qui a été dit lors de la conférence d’ouverture. Nous avons abordé les thèmes de la ville et du temps, mais absolument pas celui de la ségrégation sociale. Or, celle-ci me paraît être une caractéristique majeure de la constitution de la ville aujourd’hui. Jacques Donzelot, qui participe à l’un de nos ateliers, expose les principes de gentrification des centres, de ségrégation vis-à-vis des ghettos urbains (hérités en grande partie des Trente Glorieuses), et d’extension du périurbain réservé aux classes moyennes – dont l’expression la plus flagrante est le pavillon. Il me semble que ces analyses sont d’actualité.
Voilà pour mes quelques mots d’introduction. Notre programme sera sensiblement bousculé, puisque l’une de nos intervenantes, Marie-Christine Jaillet, chercheuse au CNRS travaillant précisément sur le pavillonnaire, n’a pu nous rejoindre. Je vous présente Jean-Michel Léger, sociologue attaché au CNRS, chercheur à l’IPRAUS (laboratoire de recherche de l’école d’architecture de Paris-Belleville) et enseignant à l’école d’architecture de Lille. Vous dites observer depuis 25 ans les usages de la nouvelle architecture du logement, et avez publié un certain nombre d’ouvrages sur le domaine du logement individuel.
Jean-Michel Léger:
Oui, notamment l’ouvrage Derniers domiciles connus, qui est un bilan des opérations d’architecture innovante des années 1970-1990, et un ouvrage consacré à Yves Lion et évoquant, entre autre, l’échec de son projet de maison individuelle conçu à la demande des Maisons Phénix. L’affaire est intéressante, car, régulièrement, pour renaître de ses cendres en rénovant ses produits passablement éprouvés, Phénix fait appel à des architectes plus ou moins fameux : Bofill il y a 20 ans ; Yves Lion, Paul Chemetov et Pierre Gangnet il y a une dizaine d’années ; Jacques Ferrier aujourd’hui. Je souhaite bonne chance à Jacques Ferrier, car les dessins d’Yves Lion et de Pierre Gangnet sont restés à l’état de dessin… Chemetov, lui, a eu la chance de voir un prototype exposé dans la gare Saint-Lazare, et selon Yves Lion – qui s’en amuse toujours – les vendeurs conseillaient aux clients potentiels le visitant d’opter pour une « vraie » maison Phénix… Cette attitude limite considérablement les chances d’optimiser les ventes.
Il est difficile de prendre le relais après l’éloquence bien connue de Daniel Le Couédic. Ma tâche est par ailleurs rendue difficile par l’absence de Marie-Christine Jaillet, sur le discours de laquelle j’avais prévu de me caler.
Jean-Paul Robert :
Il était en effet prévu qu’elle éclaire cette aspiration au logement du point de vue des usages, selon un travail qui relève plus de la sociologie.
Jean-Michel Léger :
Je reprendrai néanmoins une partie de ses conclusions, qui permettent d’actualiser un peu la sociologie de la maison individuelle, tout en s’intégrant dans le schéma directeur de l’atelier, après le portrait historique dressé par Daniel Le Couédic. Je pensais pour ma part aborder principalement la question de l’espace public dans les lotissements. Il s’agit d’une question extrêmement rebattue qui enfonce le clou de l’attaque contre le pavillonnaire – un vaste débat dans lequel j’aurai du mal à me situer puisque tout le monde y participe. J’imagine que les responsables de CAUE dans les départements en parlent quotidiennement. L’étalement pavillonnaire, la ville diffuse sont la tarte à la crème du débat sur l’urbanisme et, depuis les lotissements défectueux des années 1920, la controverse fait rage entre les habitants défendant leur choix, les occupants du collectif (qui n’ont pas pu, ou voulu, habiter en pavillon), et enfin l’appareil critique, les intellectuels, les élus et plus généralement l’opinion publique. Le débat est permanent, récurrent, et n’oppose pas seulement une corporation à une autre mais divise également les équipes de chercheurs. Je prendrai, comme exemple récent, l’article rédigé par l’un de mes collègues dans la revue Espaces et Sociétés, qui s'en prend à l’ouvrage d’Eric Charmes (un autre collègue) traitant des gated communities (les lotissements fermés). Bien qu’Eric Charmes essaye d’être mesuré dans son propos sur ce sujet polémique, Jean-Pierre Garnier lui reproche de prendre tous les mots pour argent comptant et de défendre le point de vue de personnes repliées sur l’entre soi et engagées dans une démarche que l’on appelle la sécession urbaine. Vous le voyez, les prises de position vont bon train et le débat atteint les médias grand public, puisque Le Monde a fait paraître il y a deux ans un article fracassant, traitant justement de la sécession urbaine en Amérique du Nord et de ces citoyens qui, dans le désert du Nevada, vivent dans des villes nouvelles, autonomes, en refusant de s’acquitter des impôts locaux. Lorsque les lotissements fermés sont arrivés en France, cela a généré une dramatisation dans les milieux professionnels, scientifiques et dans les médias (par ailleurs, en termes de contribution à la dramatisation, je citerai également l’excellent ouvrage de David Mangin, La ville franchisée, qui traite des problématiques de la ville diffuse). A la suite du travail d’Eric Charmes, je voudrais moi aussi apporter un contrepoint à cette alarme. Ainsi, faut-il considérer la question des gated communities aussi dramatiquement qu’elle l’a été par les médias et les chercheurs ?
Interrogeons-nous sur ce qu’est l’espace public, et comment les différents points de vue entendent les acceptions divergentes de la notion d’espace public. Je tenterai de présenter ces points de vue sans paraître trop doctoral.
Intéressons-nous aux risques des limites à porter à l’accessibilité des espaces publics. Nous sommes, en France, très en retard sur les Allemands et les Américains, parce que l’on s’est beaucoup occupé de l’appropriation des espaces domestiques (à la suite d’Heidegger, mais un Heidegger mal compris, réduit à l’habiter et au logement) ; il a cependant existé tout un courant, issu notamment des travaux de l’Institut de sociologie urbaine, qui a inauguré, il y a déjà longtemps, un travail sur le pavillonnaire que tout le monde connaît (réédité depuis par L’Harmattan, et heureusement, car les ouvrages de Haumont et Raymond sur le pavillonnaire, datant de 1966, constituent le socle de la connaissance sociologique sur le pavillonnaire). Il existait donc d’une part ce travail sur l’habiter domestique, et d’autre part une approche sur la ville, qui était celle d’Henri Lefebvre (d’ailleurs président de l’Institut de sociologie urbaine, comme quoi il n’y a pas d’incompatibilité entre une approche sur la ville et une approche sur le domestique). Toutefois, en lisant Lefebvre, on trouve peu de choses concernant l’espace public. Il faut attendre les années 1980 et les traductions des travaux de l’école de Chicago par Isaac Joseph et Yves Grafmeyer pour trouver une réflexion un peu différente sur l’espace public (l’école de Chicago étant constituée d’une somme de travaux réalisés entre 1910 et 1935).
Faut-il parler d’espace public ou d’espaces publics ? L’espace public, entendu au singulier, est généralement réservé aux conceptions de Kant ou d’Habermas de l’espace de la démocratie, de l’espace du partage, de ce qu’Habermas appelait la publicité (au sens de l’espace public, non seulement de la représentation mais également du partage des valeurs communes, citoyennes). C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on s’est aperçu que les habitants du périurbain étaient surreprésentés dans les votes du Front National – ou plutôt l’inverse –, ce dont on s’est alarmé en avançant qu’ils n’étaient pas citoyens, qu’ils sortaient du débat démocratique (ils se retirent de la ville et même de la démocratie, puisqu’ils votent pour un parti considéré comme anti-démocratique). Les sociologues réduisent l’espace public, sa dimension philosophique au sens habermatien (accessibilité, hospitalité), à l’acception que tout le monde en a, c’est-à-dire un espace accessible à chacun – l’espace symbole de l’espace public étant bien entendu la rue, ouverte à tous, qui reprend les valeurs de l’agora grecque, mais qui est aussi l’espace de la libre circulation, libre jusqu’à la liberté d’y manifester. On peut être étonné par le fait qu’aujourd’hui, tout le monde reconnaît que la rue est à tout le monde pour y manifester, et malgré toutes les restrictions apportées à nos déplacements, on a le sentiment que le droit de manifester reste un des premiers droits républicains, et qu’il n’est pas question d’y toucher, quel que soit le pouvoir en place. Sur la rue comme lieu de passage et le citadin comme passant, je vous renvoie à l’ouvrage d’Isaac Joseph (l’un des principaux sociologues travaillant sur l’espace public, passeur des travaux de l’école de Chicago), Le Passant considérable. La rue est l’espace public, mais également le symbole de la rencontre et de la ville qui rend libre. Selon le mot de Hegel, la rue est la métaphore de la ville – on pourrait dire que dans le village il y a des routes. Pour ce qui est des apports de la sociologie américaine, on peut se référer à l’ouvrage de Mike Davis, The City of quartz, qui parle de Los Angeles comme d’une cité interdite, où les croisades sécuritaires et la logique du tout privé créent une conception sadique de la rue : il existe un espace public qui est un espace de circulation, mais pas un espace de rencontre, pas un espace de débat ; un espace de flânerie pour certains quartiers centraux et commerçants, mais ailleurs un espace de circulation automobile.
Dans cette acception, tout ce qui entrave la libre circulation des citoyens dans la ville est considéré comme néfaste. Or ces entraves sont actuellement sous-tendues par l’essor d’une idéologie pro-sécuritaire, les gated communities à l’américaine ou à la française survenant alors, mais aussi les restrictions à la circulation, régulièrement dénoncées, dans les centres commerciaux. Ce phénomène est arrivé progressivement, les gens s’habituant aux caméras de surveillance dans les rues, aux vigiles dans les centres commerciaux fermés, mais, c’est encore plus étonnant, aussi dans les espaces ouverts – je pense notamment à cette rue de Marne-la-Vallée, au sein de Val d’Europe (le grand centre commercial conçu avec Disney) : une rue de faux village dans laquelle on ne trouve que des franchisés, une rue privée, protégée par des vigiles et dans laquelle il est interdit même de photographier (peut-être pour, soi-disant, protéger l’intimité et la vie privée des chalands de cette rue). Je n’ai en tête que cet exemple, mais j’imagine qu’il n’est pas le seul, et il n’y a de toute façon guère de différence entre l’ouverture ou la fermeture de ces espaces commerciaux.
Pour revenir aux gated communities, qu’y a-t-il de singulier dans la fermeture de ces lotissements ? Ce n’est jamais que le point ultime du lotissement en forme de raquette : il n’existe qu’un point d’entrée et de sortie sur la voie d’accès, il est donc facile d’y apposer une barrière. Est-ce quelque chose de récent ? Oui, dans le sens où il s’agit d’une nouveauté dans la production des lotissements récents. En revanche, cela n’est l’est pas d’un point de vue historique, puisque existant dans les environs de Paris sous forme de lotissements tirés d’un modèle anglo-saxon : le lotissement est situé à l’intérieur d’un parc, dont la clôture constitue une fermeture, les maisons étant orientées vers l’espace central, donc tournant le dos au lotissement voisin. Je signale par ailleurs les nombreuses rues privées à Paris, et les quartiers londoniens fermés jusqu’à récemment – on y trouve encore les bornes qui supportaient alors les chaînes. Historiquement, le phénomène existe donc depuis le début du XIXe siècle. Ce qui alarme et pose problème aujourd’hui concerne plutôt le développement quantitatif de ce phénomène. Quelques lotissements pour les classes les plus riches ne gênent personne, mais lorsque l’on a affaire à des millions de maisons dédiées aux classes moyennes ou aux classes pauvres, c’est plus ennuyeux, car la société est constituée d’un plus grand nombre de pauvres et de revenus moyens que de riches, donc la masse fait nombre. La masse s’inscrivant dans le paysage, surgissent alors les problèmes d’étalement urbain et d’écologie. Je ne traiterai pas cette question, même si elle constitue l’un des premiers arguments contre la maison individuelle. Au-delà du coût foncier, la maison a en effet un coût en termes de développement durable. Des arguments contraires s’opposent : des écologistes allemands démontreront par exemple que la maison individuelle est plus écologique car consommant moins, amoindrissant ainsi les taux de production et de destruction – sont concernées l’autoproduction, la récupération des eaux, etc. – et lorsque l’on cumule les coûts d’un collectif en béton, en amiante et en fer, la balance penche plutôt dans le sens de la maison. Sans parler du coût des grands ensembles. Et si l’on estime la paix des pavillons au regard de la guerre des banlieues, le coût social est assez élevé. Malheureusement, à population différente, il est impossible de comparer. On ne le fait pas non plus aux États-Unis, puisque là -bas, ce sont les moins nantis qui habitent les pavillons. Ainsi, on dispose rarement d’éléments de comparaison, à classe sociale égale, entre du collectif et de l’individuel.
Selon Anne Sistel, « le plus grave dans la forme du lotissement en impasse est son inaptitude à répondre à trois critères structurels : l’inscription dans des échelles plus vastes, la mixité fonctionnelle et la capacité de transformation de l’urbanité. » Ce qui n’est pas le cas de la maison de ville contiguë, le long d’une rue banalisée. Il est vrai que cette disposition présente des différences considérables – soulignées dans un ouvrage collectif consacré à la maison individuelle par Gérard Bauer, qui se fait l’apologue du lotissement de maisons de ville traditionnelles tel qu’on le trouve notamment dans les villes de l’Ouest, comprenant une voierie banalisée. Effectivement, à partir du moment où il existe un parcellaire bien délimité, un élément du bâti et une voierie banalisée, nous sommes sauvés pour ce qui concerne l’évolution – on voit que les deux formes urbaines opposées que sont les grands ensembles et les lotissements pavillonnaires font montre de la même incapacité à se renouveler. On peut certes s’interroger sur l’obligation qu’auraient les formes urbaines à se renouveler, mais c’est selon moi souhaitable si l’on considère l’échelle historique. Ces deux axes du parcellaire et de la voierie, défendus par nos collègues architectes et urbanistes, ne sont pas des concepts d’étude, cognitifs, mais bien des concepts opératoires.
Je considérerai à présent le point de vue des analystes avançant que les limites à l’espace public sont davantage une extension du chez soi qu’un retrait de la ville. Vous retrouverez ce point de vue développé par Jacques Donzelot dans le numéro spécial de la Revue Esprit intitulé Gentrification, relégation, périurbanisation. Selon Jacques Donzelot, donc, mais aussi pour Eric Charmes et Marie-Christine Jaillet, la volonté de protection de certains habitants des lotissements fermés doit être entendue comme une volonté d’étendre la sécurité du chez soi à un espace partagé, plutôt que comme une tentative de sécession et de retrait de la ville. Il s’agit, pour ces habitants, d’acheter une tranquillité qui n’est pas seulement sociale (même si celle-ci est la première à entrer en ligne de compte ; quand on qualifie un quartier de « tranquille », cela renvoie toujours aux classes laborieuses et dangereuses, et aux « petits sauvageons des banlieues » pour reprendre les termes d’un ministre), mais également environnementale, afin de protéger la proximité de la nature recherchée – et de permettre aux enfants de jouer dehors sans risque. Qui plus est, quel sens donner à ce besoin de sécurité et de protection de la part d’habitants au statut d’ouvrier ou d’employé ? Ils cherchent à minimiser les dégâts et à s’assurer au maximum une forme d’entre soi. On reproche beaucoup aux classes populaires, par effet de nombre, d’avoir les mêmes désirs et les mêmes stratégies résidentielles que les classes supérieures, mais peu de voix s’élèvent pour fustiger ces pratiques de la part des couches supérieures. Il est facile, par cooptation, par le prix du foncier ou la taille des parcelles, d’assurer la sélection d’une certaine tranche de revenus. Lorsqu’il s’agit des quartiers habités par les classes moyennes ou populaires, les habitants essaient de se procurer un minimum d’identité sociale par comparaison aux cités dont ils sont issus (d’où certains problèmes de cohabitation : souvenez-vous du mur érigé, il y a quelques années, par les habitants d’un quartier pavillonnaire afin de se protéger des jeunes de la cité adjacente). Ainsi, la question à débattre est : est-il légitime de vouloir la tranquillité autour de chez soi ? Lorsqu’un propriétaire (qui en a les moyens) souhaite assurer un environnement idoine autour de chez lui, il achète les terrains alentour – sous l’argument du paysage, mais en réalité pour se protéger du voisinage.
Par ailleurs, pour reprendre un argument relativisant les stratégies de protection des pavillonnaires, pourquoi ne pas considérer un lotissement de 40 maisons comme un immeuble collectif de 40 logements, qui depuis 10 ou 20 ans est protégé par un digicode et un interphone (comme on le voit partout en milieu urbain) ? La question de l’accessibilité pourrait être posée dans les mêmes termes, et, dans un lotissement, n’importe qui peut parvenir jusqu’à la porte de la maison – nous sommes ainsi moins protégés dans une maison individuelle en lotissement pavillonnaire que dans un immeuble collectif censé se trouver dans un quartier de ville, donc plus mixte socialement et présentant plus de risques.
Revenons à présent aux espaces commerciaux, pour exposer le point de vue de ceux qui cherchent, sans en faire forcément l’apologie, à les comprendre*. Des chercheurs, notamment Michel Péraldi et Jean Samuel-Bordreuil, ont étudié Plan-de-Campagne, cette vaste aire commerciale située entre Marseille et Marignane, et ont montré (qu’ils aient, ou non, été séduits par leur objet) que, quelle que soit la qualité urbanistique de ces zones, un certain nombre de personnes, et outre le plaisir qu’ils ont à s’y rendre, les utilisent pour autre chose que les achats : se promener, se donner rendez-vous, flirter, etc. S’agissant de populations qui n’ont pas, pour différentes raisons, accès au centre-ville, il est évident que la destination de ces lieux est les périurbains. Cette vaste catégorie des périurbains s’est donc appropriée ces endroits, qui peuvent défier toutes les lois de l’esthétique (sauf à leur trouver un côté poétique au second degré). A cet égard, il est cocasse de prendre la mesure du point de vue des architectes sur la question : dans l’école où je mène mes travaux, mes collègues continuent à enseigner l’édifice du XIXe siècle, mais pas la ville du XXe siècle – aucun enseignement ne se fait sur le périurbain, les quelques collègues travaillant sur la question sont montrés du doigt et considérés comme des sorcières… Culturellement, il est donc nécessaire que les architectes portent un autre regard sur ces lieux, et pas simplement les cinéastes ou les photographes – lorsque l’on considère la part de ces espaces périurbains dans la production photographique, on éprouve le sentiment que les photographes se sont saisis de ces lieux pour y trouver une nouvelle poésie, une poésie de la déréliction, des zones parallèles. De même pour le cinéma. Ainsi, s’il est évident que ces lieux commerciaux sont les espaces de la marchandise, il faut prendre la mesure de l’utilisation de ces espaces par les périurbains.
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* La difficulté, dans le travail de recherche, est que le chercheur est toujours compréhensif avec son objet et peut avoir tendance à en faire l’apologie. L’apologie de la ville émergente a été faite dans les travaux de François Asher, Geneviève Dubois-Taine et Yves Chalas, largement ostracisés à l’époque par le Plan Construction – à cette période, mon sentiment est qu’un grand déficit de recherche sur les espaces périurbains et commerciaux se faisait jour ; les urbanistes, les chercheurs et le Plan Construction considéraient simplement cela inexistant, comme une horreur absolue qu’il convient d’ignorer, à l’instar des entrées de villes, découvertes avec horreur a posteriori, comme si elles étaient nées à l’insu de toutes les corporations, des responsables de l’équipement, etc. C’est un peu la même chose pour la ville émergente : les chercheurs que nous sommes habitent le centre-ville, et ne fréquentent les centres commerciaux que pour se rendre chez Ikéa (soulignons d’ailleurs qu’il s’agit de l’un des rares moments où les bobos des centres-villes cohabitent avec les périurbains).
J’ai seulement effleuré les travaux de Marie-Christine Jaillet. Celle-ci a mené une série d’études avec son laboratoire (le CIEU), sur la zone de Toulouse, dont l’aire est gigantesque. A une cinquantaine de kilomètres de Toulouse se trouvent des lotissements périurbains (on peut parler de périurbanisation, car ces lotissements se greffent sur des noyaux villageois). Á examiner cette distance entre le centre-ville et les lotissements, nous constatons une culture de la mobilité telle qu’on la rêvait, jusqu’à présent, seulement en Ile-de-France. Je citerai seulement cinq points tirés du travail de Marie-Christine Jaillet :
- les maisons, en tout cas en ce qui concerne l’aire toulousaine, sont des maisons de seconde main. Lorsqu’on présente le modèle de l’accession à la propriété d’une maison neuve, ce qui nous intéresse aussi puisque cela concerne le mitage de nos paysages, on constate que plus on construit de maisons, plus grand est le nombre de maisons de seconde main – à l’instar des voitures : plus le parc est important, plus nombreux sont les échanges. Ceci introduit le second point ;
- la banalisation de la maison individuelle : à compter du temps des premières études de Omond sur le pavillonnaire, en 1966, la maison individuelle semble être l’objectif du peuple, qui met tout en œuvre pour atteindre cet idéal. C’est également l’argument de Pierre Bourdieu, qui attaque violemment les acquéreurs, et surtout les vendeurs. Il restitue notamment des argumentaires édifiants de vendeurs de maisons individuelles qui démontrent leurs tactiques d’arnaque – en ne répondant pas aux bonnes questions et en introduisant les mauvaises. Au demeurant, on sait que si les arnaques fonctionnent, c’est que s’y greffe une réelle demande, fondamentale et anthropologique, celle d’habiter une maison. A considérer la masse de maisons construites depuis 40 ans dans l’aire toulousaine, on réalise que les habitants ne sont plus des ex-résidents des HLM, mais habitaient déjà auparavant en maison individuelle. Habiter une maison est donc pour eux tout à fait ordinaire et fait partie de leur parcours ;
- l’achat de la tranquillité – thème que j’ai déjà esquissé. Selon Anthony Giddens, sociologue anglais, l’espace proche, lorsqu’il est pacifié, peut être le lieu où se ravive la confiance basique avec autrui. Concrètement, l’un des moyens pour entretenir des rapports pacifiés avec la société est d’être en sûreté chez soi. Le propos paraît pertinent lorsqu’on oppose le pavillonnaire à l’habitat en collectif HLM en banlieue ;
- le moment du parcours résidentiel. Sur ce point, je m’inscris en faux par rapport aux conclusions de Marie-Christine Jaillet, qui proviennent d’observations après entretiens. Les habitants affirment : « C’est commode pour l’instant, car les enfants sont en bas âge, mais on verra plus tard. » Il existe effectivement de nouvelles stratégies qui font de la maison, non pas une habitation pour la vie, mais pour un moment de la vie. Mais de fait, comme le précisait Daniel Le Couédic, les gens n’en sortent pas. Y a-t-il beaucoup de cas d’habitants en pavillonnaire revenus en collectif de centre-ville ? Cela me semble être une démarche marginale. Il y a certes un recyclage générationnel de la maison, mais je ne crois pas qu’on puisse affirmer qu’il s’agit d’un moment dans le cycle de vie précédant un retour dans le centre-ville. Bien entendu, lorsque les enfants sont grands, la pertinence d’habiter en périphérie est remise en cause, mais cela ne signifie pas de fait un retour au centre-ville (sauf, à la marge, pour les ménages les plus fortunés) ;
- enfin, un point qui me paraît nouveau, et qui caractérise peut-être la situation de Toulouse : le jardin n’est plus l’élément déterminant du choix. Les pratiques de jardinage auraient changé depuis les études des chercheurs de l’ISU en 1966. Ce désinvestissement du jardin m’étonne un peu, le développement des jardineries, la médiatisation et certaines études de marché tendant à démontrer le contraire. Pour ma part, j’attribuerais ce phénomène à la banalisation de la maison, celle-ci s’adressant de plus en plus aux personnes principalement en recherche de tranquillité et d’autonomie (entendue comme l’absence de voisins au-dessus et en dessous) ; le jardin prend alors de fait un rôle de terrasse en perdant son rôle traditionnel.
J’ajouterai une dernière réflexion sur le lotissement pauvre. On parle toujours de moyennisation – effectivement générée par l’accession à la propriété de la maison individuelle, ou par le simple maintien de ce mode d’habitation sur plusieurs générations. En revanche, se développent plus loin des centres, moins accessibles, des lotissements ou des maisons isolées dévolus aux impécunieux. Bien sûr, des difficultés de transports se créent dès lors qu’un ménage ne peut posséder deux véhicules, et Lionel Rougé du laboratoire de Marie-Christine Jaillet, a noté un grand nombre de suicides de femmes dans ces lotissements. Ceci rejoint exactement la déprime des grands ensembles démontrée il y a trente ans avec la « sarcellite ».
Jean-Paul Robert :
Merci d’avoir mené à bien cet exercice difficile en ajoutant à votre intervention la restitution du travail de Marie-Christine Jaillet… Lorsque vous rendiez compte du débat entre partisans et opposants aux lotissements, cela renvoyait à une certaine bipolarité alors qu’il me semble que nous avons plutôt affaire à un schéma triangulaire – la ville historique, la ville des grands ensembles, et la ville périurbaine. On ne semble opposer que les ghettos des grands ensembles au périurbain, alors qu’à parler d’espace public, on renvoie davantage à l’espace partagé des centres-villes. Votre propos sur les centres commerciaux est intéressant, car il me semble que ceux-ci fonctionnent, du point de vue des pratiques, comme des centres-villes. Par ailleurs, si ces deux modèles sont mis dos à dos, c’est sans doute en raison de leurs difficultés de renouvellement. La solution de M. Borloo est de détruire les grands ensembles pour les remplacer par des maisons individuelles, mais on ne sait pas par quoi, éventuellement, remplacer les maisons individuelles – on connaît des villes, notamment en Amérique latine, construites à partir d’agglomérations de petites maisons. Enfin, je reviens sur l’intervention concernant la Cité Manifeste de Mulhouse. Je n’aurais pas utilisé le terme de maison individuelle. Il ne s’agit pas de propriété, puisque les logements sont uniquement locatifs. Par ailleurs, ce sont des petites maisons, mais au sein d’un ensemble. En Angleterre, ou même dans notre propre histoire, nous disposons de nombreux exemples de maisons accolées, attached ou semi-attached pour les Anglais qui, elles, peuvent donner lieu à évolution ; or, lorsqu’on évoque le pavillon, on pense à la maison au milieu d’une pelouse…
Daniel Le Couédic :
En France, mise à part la région Ile-de-France dans les années 1970, les permis groupés sont toujours restés à un niveau extrêmement bas ; ils avaient sensiblement augmenté ces trois dernières années, et ils descendent à nouveau. Cette formule n’arrive pas à s’imposer pour le moment.
Jean-Michel Léger :
Ce qui m’étonne, c’est que, sous la pression des architectes et avec l’impulsion du PUCA, apparaît en France la maison en bande (que je trouve très séduisante, les exemples hollandais ou suisses étant particulièrement probants, tant en termes d’architecture que d’urbanisme). C’est la maison en bande à la hollandaise (parcelle très étroite et profonde) qui est prônée, qui devient un modèle, et on oublie toutes les formes de cités-jardins et celles évoquées par Jean-Paul Robert. On a le sentiment qu’on manque d’imagination. Nous sommes séduits par les nombreux (et récents) exemples à Amsterdam, et ce type de lotissements se développe à grande échelle, à Lille, à Nantes – et résout pour le coup la question du lotissement fermé, puisqu’il s’agit de voierie banalisée, mais on pourrait aussi réfléchir à d’autres formes de regroupement. Nous sommes certes un peu gênés : quels sont les modèles ? Nous nous trouvons là dans un modèle contemporain, avec des références fortes d’architecture moderne, mais le reste se base sur les exemples anglo-saxons, et on peut évidemment regretter qu’en France, on n’ait jamais su réaliser de cités-jardins à l’anglo-saxonne ou à la danoise. Des voyages d’architectes, d’urbanistes, de sociétés d’HLM, sont pourtant organisés, mais cela ne produit aucun résultat dans notre pays, nous retombons donc dans les ornières de la maison isolée et du lotissement.
Daniel Le Couédic :
Les chiffres nous indiquent que 77 % des maisons individuelles sont construites en diffus. Lorsqu’on y ajoute l’isolé, il ne reste pas grand-chose pour les permis groupés. Par ailleurs, on note que les opérations groupées et en habitat individuel urbain fonctionnent dans deux cas de figure : dans les grandes villes – lorsque c’est possible, mais c’est assez rare en France –, et quand existe une clientèle contrainte. Nous avons étudié quelques ZAC, qui ont repris tardivement le principe des maisons de ville (popularisé par un fameux concours à Cergy-Pontoise dans les années 1970), et avons observé qu’en l’absence d’un marché immobilier contraint, ces ZAC n’ont pas été entièrement peuplées ; pour les parfaire, les SEM qui les portaient ont trouvé les OPAC pour maîtres d’ouvrage, mais le marché privé n’a pu les assumer.