« Interrogando a urbanidade das novas urbanizaçoes : o caso das cidades novas da região parisiense », Sociedade e territorio, n° 25-26, 1998 « Habitar e habitantes : mudança social e formas de habitar », p. 45-51.

Table des matières du numéro (PDF)

Texte intégral de l'article, avant sa traduction en portugais par Isabel Guerra et Alexandra Castro



RESUME

Bien qu'elles ne soient pas tout à fait des villes « comme les autres », les villes nouvelles interrogent les formes de toutes les urbanisations nouvelles. La résistance à leur densification manifestée par les habitants exprime d'abord la crainte d'un déséquilibre social ; leur centralité locale est en train d'être reconsidérée pour que leurs centres redeviennent attractifs ; leur évolution permanente et le discrédit de la modernité déstabilisent l'ancrage identitaire des habitants. Mais l'évaluation de leur urbanité bute de toute manière sur les critères d'analyse des formes urbaines et architecturales, la qualité formelle des villes nouvelles ne suffisant pas à les préserver des processus de dévalorisation.

Vingt-cinq ans de villes nouvelles

Les villes nouvelles d'Ile-de-France – région de Paris qui dépasse les dix millions d'habitants – ont été fondées à la fin des années soixante pour maîtriser la croissance en tache d'huile de l'agglomération parisienne, de façon à créer des pôles de développement qui soient dans la sphère d'influence de Paris tout en inventant leur propre centralité. C'est ainsi qu'elles ont été localisées à une distance comprise entre 20 et 40 km du centre de Paris et progressivement raccordées à la capitale par des réseaux d'autoroutes et de lignes de métro régional (RER) – en attendant que soit achevée l'autoroute les reliant tel un collier de perles.
L'expérience des villes nouvelles associe « à la française » l'action publique dirigiste et le libéralisme privé, si bien que chacune a mis en œuvre son propre développement urbanistique, en fonction de son programme de départ, des qualités de son site, de la volonté de ses élus locaux et des stratégies singulières de ses aménageurs et de ses urbanistes. L'objectif commun était de créer autant d'emplois que de logements et d'aménager les quartiers d'habitat autour des équipements scolaires, culturels et commerciaux, en équilibre avec le vert des parcs et le bleu des plans d'eau.
Au Nord-Ouest, Cergy-Pontoise (176 000 habitants) a acquis une forte identité grâce à sa composition en trois quartiers édifiés chacun autour d'une gare de RER et témoins de conceptions urbanistiques en évolution. Sa fonction de préfecture du département de l'Oise a favorisé un démarrage économique et universitaire rapide. Le site déjà remarquable de la boucle de l'Oise est aujourd'hui mis en valeur par l'œuvre d'art urbain monumentale de l'Axe-majeur, tentative convaincante d'écoute du génie des lieux qui retrouve aussi la tradition des grands tracés parisiens.
A l'Est, Marne-la-Vallée (227 000 habitants) a surmonté le handicap de la création de bureaux à l'opposé de l'aire traditionnelle du secteur tertiaire parisien : la banlieue ouest, siège des entreprises et résidence des classes aisées. Le premier quartier dense de Noisy-le-Grand, avec, notamment, les immeubles-signes des architectes catalans Bofill et Nuñez, n'est qu'un aspect d'une agglomération de vingt-cinq kilomètres de long qui a encore trente ans d'urbanisation devant elle. L'implantation de Disneyland en 1992 est un ogre dont les appétits continuent d'effrayer les communes rurales qui bénéficient pourtant de sa manne fiscale. Avant Disneyland en allant vers l'est, l'agglomération nouvelle de Bussy Saint-Georges se veut un exemple rassurant d'harmonie et de continuité urbaine.
Au Sud, Sénart (90 000 habitants) a été conçue à partir des villages ruraux, ce qui en ferait assurément la ville la plus verte, si elle était une ville, ce que contestent beaucoup d'observateurs et d'habitants. En effet, elle est dépourvue de véritable centre, aucune commune ne voulant être bouleversée par des équipements qui provoqueraient une rupture avec la néoruralité dominante.
Sa voisine Evry, elle aussi siège d'une préfecture, est la plus petite mais la plus unitaire des villes nouvelles (80 000 habitants). Elle a attiré de nombreux emplois qualifiés dont les actifs de niveau supérieur préfèrent souvent résider hors la ville nouvelle. Le quartier fondateur des Pyramides, avec ses logements denses et ses équipements, imprègne durablement l'image d'Evry-ville laboratoire social et urbain, malgré la présence de parcs, d'un golf et de la toute nouvelle cathédrale signée Mario Botta.
Au Sud-Ouest, Saint-Quentin-en-Yvelines (141 000 habitants) profite largement des acquis de l'Ouest parisien : ses sièges de sociétés, ses forêts, le château de Versailles, la vallée de Chevreuse, etc. Les quartiers d'habitat social préexistants de Trappes et de la Verrière coupent cependant la ville nouvelle en deux, les communes résidentielles ou pourvues de nouvelles activités prestigieuses ne voulant pas être confondues avec les communes populaires – évidemment d'une autre couleur politique. L'achèvement du nouveau centre, très fréquenté, fait péniblement coexister des rues commerçantes au décor d'opérette avec des immeubles de bureaux à forte densité.

Des villes comme les autres ?

Leur démarrage parfois difficile et les projections démographiques très optimistes du début ont, pendant longtemps, fait passer les villes nouvelles pour un rêve utopique de fonctionnaires et d'urbanistes qui ne produirait que des espaces modernes et froids, dépourvus d'animation et de personnalité. Dès leur origine, l'opinion générale était qu'elles ne pourraient jamais être de vraies villes – sans d'ailleurs que l'on sache définir ce qu'était une « vraie » ville. Or, les villes nouvelles d'Ile-de-France ont finalement capté la moitié de la croissance démographique de la région (elles rassemblent aujourd'hui plus de 700 000 habitants) ; elles ont gagné leur pari en nombre d'emplois créés puisqu'elles ont attiré en moyenne autant d'actifs que d'habitants, dont ceux de grandes entreprises ; elles sont maintenant toutes dotées – certes à des degrés divers – de théâtres et d'universités.
Si leur réussite économique est reconnue par l'ensemble des observateurs, leur bilan social et urbain est plus nuancé. Préoccupés par la multiplicité des fonctions, leurs responsables ont voulu en faire de vraies villes complètes, économiquement et socialement. Elles y sont si bien parvenues qu'elles rencontrent aujourd'hui les difficultés sociales des grandes villes et des banlieues confrontées à la ségrégation sociale et ethnique, et à la montée du chômage. La qualité de leur « cadre de vie », outre qu'elle est de peu de secours face à cette crise sociale, est par ailleurs contestée au fur et à mesure qu'elles se densifient, en contradiction avec l'image de ville verte qui était le slogan de leurs promoteurs et le souhait de leurs premiers habitants.

Les villes nouvelles françaises ont une spécificité institutionnelle puisque l'Etat, par l'intermédiaire des établissements publics d'aménagement (EPA), y oriente l'urbanisme et y contrôle la destination des terrains achetés avec son aide. Toutefois, le maintien des communes préexistantes – réunies en un syndicat d'agglomération nouvelle (SAN) – perpétue l'initiative politique locale et la renforce même depuis les lois de décentralisation des années quatre-vingt. Les villes nouvelles ne sont donc pas pour autant dans une situation d'extra-territorialité et l'approche des dimensions sensibles de leurs qualités urbaines pose les questions de toutes les formes d'urbanisation nouvelle : celles de la modernité et de l'idée de progrès, celles des relations entre centre et périphérie, celles de la mixité et de la ségrégation sociale, celle de la citoyenneté locale, celle de la place de la nature dans la ville, celle de la densification, celles des traces et du patrimoine. En ce sens, les villes nouvelles sont un condensé des problématiques urbaines rencontrées dans les périphéries des grandes villes en général, en France et en Europe.
La résistance à l'extension et à la densification

Pour justifier la densification, les professionnels en font un déterminant de l'« animation », mot-clef et concept vague de l'urbanisme qui abuse de la double étymologie (vie et âme) pour confondre mouvement et urbanité. Selon l'opinion commune, le manque d'animation dont souffrent les villes nouvelles est attribué à la fois à leur faible densité, à l'éloignement des zones d'habitat et des zones de rencontre (commerces, équipements culturels), à la présence de vastes zones interstitielles vides, toutes ces impressions étant amplifiées par celle d'une voirie largement dimensionnée. Jean-Paul Lacaze est l'un des rares urbanistes à se méfier de la densité quand il regrette que « l'urbanisme français repose presque toujours sur l'hypothèse implicite que "la densité fait le bonheur du peuple", que construire dense dans un paysage minéral constitue une condition nécessaire et suffisante de l'animation de la vie collective dans une ville.»
Le second argument en faveur de la continuation des villes nouvelles est qu'elles ont encore presque toutes des réserves foncières urbanisables qu'elles doivent bien sûr rentabiliser, d'autant plus que la pression démographique sur l'Ile-de-France ne faiblit pas et que les villes nouvelles sont en compétition économique avec les autres villes de la région. En outre, les programmes réalisés ayant souvent été moins denses que prévu, la densification de nombreux quartiers est possible. La continuation de l'urbanisation sur les réserves foncières à l'intérieur du périmètre des villes nouvelles et la densification des quartiers existants constituent donc deux logiques distinctes, confondues cependant par les habitants qui s'opposent au « béton.»
Effectivement, depuis quelques années, la plupart des projets d'urbanisation rencontrent l'hostilité des habitants en place. Les aménageurs déplorent que, dès qu'un programme de logements est livré, ses habitants s'empressent de s'ériger en associations de défense pour interdire toute construction de l'autre côté de la rue. Les habitants, eux, constatent le grignotage progressif de zones certes promises tôt ou tard à l'urbanisation, mais qui, en attendant, représentaient des pauses, des respirations dans le paysage urbain, des espaces ouverts au possible. Certains parlent d'étouffement, d'encerclement pour désigner l'urbanisation progressive et continue de leur environnement : « La ville nouvelle, pour nous, c'est le monstre. On recherchait le calme et nous voilà encerclés. On se sent un peu coincé. Sortir la voiture le matin, c'est terrible. Nord et Est, on est pris en tenaille » .
L'inquiétude est exprimée par l'expression : « Qu'est-ce qu' "ils" nous préparent ? » et par la crainte que les apprentis-sorciers que sont les aménageurs ne soient dépassés par la logique de la rentabilité ou par le jeu politique. Quand ils étaient les pionniers, les habitants étaient par définition les premiers, mais les arrivants ultérieurs non plus ne se retrouvent pas dans un paysage en perpétuelle modification, un changement des habitudes, des repères, une nécessité permanente de s'adapter à un environnement physique et social. Or la formation de l'identité requiert une certaine stabilisation : « J'ai vécu en ville nouvelle à Saint-Quentin, c'est très déstabilisant, tout change tout le temps.... Cergy, c'est une ville tentaculaire, il y a une concentration d'immeubles. On n'a pas envie qu'elle vienne jusqu'à nous.»

En fait, la préoccupation d'ordre apparemment écologique ou paysager fait écran à la crainte d'un déséquilibre social provoqué par de nouveaux arrivants. En 1984 déjà, une rumeur avait surgi à Cergy-Pontoise, annonçant pour le quartier à peine achevé de Saint-Christophe l'arrivée de plusieurs milliers de « Turcs et d'Arabes.» Comme une malédiction, c'est ce quartier – présenté alors par la critique architecturale comme le modèle d'un nouvel urbanisme d'îlots – qui connaît aujourd'hui une crise de confiance, la faillite de quelques copropriétés habitées en majorité par des familles africaines et antillaises contaminant l'image de l'ensemble du quartier. Ce processus, nouveau, de déqualification de copropriétés est observé dans d'autres villes nouvelles, y compris au sein de quartiers de maisons individuelles. Il s'ajoute à la dévalorisation bien connue de quartiers à majorité d'immeubles locatifs denses, suite à l'augmentation du nombre des étrangers, de la paupérisation d'une frange de la population, du départ des classes moyennes vers les programmes en accession à la propriété. Ainsi, puisque même la programmation de logements en accession à la propriété ne garantit pas des risques sociaux, les habitants en place ont leurs raisons, quand ils se méfient des extensions urbaines et de leurs nouveaux occupants.
Centralité et identité

Si la centralité, c'est des équipements plus du lien social fabricant de l'identité collective, on comprend bien l'enjeu de la création des centres dans la conception des villes nouvelles. Paul Delouvrier, leur père fondateur, défendait en 1966 son schéma directeur, en proclamant qu'il était « révolutionnaire parce qu'il (voulait) supprimer le fait et le nom "banlieue", en créant des centres urbains nouveaux ou rénovés, intermédiaires dans leurs fonctions entre le cœur de Paris et le petit centre de quartier, d'une puissance suffisante pour y insérer une préfecture, des facultés, des théâtres, des grands magasins.»
La centralité a toujours été au cœur, c'est le cas de le dire, du développement des villes nouvelles. Celles-ci s'évaluent réciproquement sur leur aptitude à avoir su créer un centre, les réussites d'Evry, de Cergy et de Saint-Quentin-en-Yvelines étant vantées par leurs responsables respectifs, en opposition aux centres improbables de Marne-la-Vallée et de Sénart.

A Marne-la-Vallée, la conception de la nouvelle agglomération de Bussy Saint-Georges procède d'une telle série de rectifications des conceptions urbaines précédentes qu'elle apparaît non pas comme un feed-back sur l'urbanisme moderne, mais comme la fin d'un mouvement de « révolution » au terme duquel l'urbanisme reviendrait non au début de notre siècle mais au milieu du XVe siècle, en réponse à une demande sociale déçue de la modernité et susceptible de préférer ce que personne n'avait osé faire depuis la Renaissance : une application presqu'à la lettre de la Città ideale. La fameuse représentation utopique exposée au Palazzo ducale d'Urbino se voit ainsi quasiment réalisée dans ses trois dimensions : tracé orthogonal, rues à arcades, façades monumentales à l'italienne, couleurs de pierre. Le processus de conception se distingue lui aussi de la consultation habituelle des architectes qui, en dépit des cahiers des charges, avait produit jusqu'alors une diversité architecturale excessive. En commentaire des multiples consultations d'architectes, l'établissement public de Marne-la-Vallée précise ainsi que « toutes ces propositions commentées, défendues par leurs auteurs, décryptées, analysées, comparées, vérifiées par les experts immobiliers, assemblées, redessinées par les urbanistes de Marne-la-Vallée, estimées, adoptées par les ingénieurs, ont abouti au projet actuel de Bussy Saint-Georges.»
Des centres-villes à contre-courant

« Les centres commerciaux sont de pâles copies des grands centres, des choses en réduction... Melun, c'est une vraie ville. Ici (Sénart), ce n'est pas des villes. On a besoin de la ville. Melun, on gare la voiture et on fait un tour, c'est génial.»
« On gare la voiture et on fait un tour » : la simplicité de ce raccourci est l'illustration d'une pratique urbaine à laquelle ont répondu les concepteurs des quartiers de la troisième génération. La formation du centre des villes nouvelles par une concentration d'équipements et de logements sociaux – le logement pour cadres étant repoussé vers les périphéries verdoyantes – était sans doute un schéma nécessaire dans les conceptions urbaines des années soixante et soixante-dix. Mais aujourd'hui, il est à contre-courant de la dynamique des centres-villes de toutes les agglomérations françaises dans lesquelles, en 1990, 30 % des actifs étaient cadres ou exercaient un métier intellectuel. C'est un des problèmes d'Evry qui souhaite doubler le centre actuel par un second centre chic à côté de la cathédrale et d'un parc aux arbres « centenaires » ; c'est aussi une des difficultés du premier quartier de Noisy-le-Grand, à Marne-la-Vallée, marqué par des immeubles de logements denses, par un centre commercial monstrueux et par des parkings dont même un tremblement de terre ne parviendrait pas à bout. Bussy Saint-Georges veut s'opposer point par point à Noisy-le-Grand.

Lisibilité urbaine

« Entrelacs de bureaux, de voitures, de béton, d'HLM, de RER, d'autoroutes.» Les difficultés à lire les villes nouvelles et, plus immédiatement, à s'y repérer, figurent à la première place de leurs lieux communs, sans que l'on sache pourtant si ce sentiment leur est spécifique ou s'il fait partie de la perception éprouvée par tout visiteur ou nouvel arrivant en grande banlieue – pour ne pas dire tout simplement en terre inconnue.
Pour Kevin Lynch, référence historique, « une ville lisible est celle dont les quartiers, les points de repère ou les voies sont facilement identifiables et aisément combinés en un schéma d'ensemble.» Il proposait la notion d'« imagibilité » pour définir la disposition à créer des images mentales identifiées, structurées et utiles. Alors que le manque de lisibilité est un leitmotiv, on ignore la représentation du schéma urbain des villes nouvelles par leurs habitants, tout comme leur « déformation imaginaire.» Tout juste sait-on que les parties, c'est-à-dire les quartiers, sont souvent jugés réussies, alors que le tout apparaît éclaté, morcelé, juxtaposé, sans unité.
Toutefois, le problème n'avait pas échappé entre temps aux établissements publics qui, tout en cherchant à remédier aux effets de catalogue architectural, se sont aussi préoccupés de faciliter l'appréhension des nouveaux quartiers. Pour présenter celui de Cergy-le-Haut, l'établissement public d'aménagement dit que « l'organisation urbaine du centre de quartier s'inspire d'un schéma traditionnel : des rues, des places, une silhouette urbaine aisément reconnaissable » . Dans Marne-la-Vallée, avec la nouvelle agglomération de Bussy Saint-Georges, c'est à l'échelle d'un territoire de cinq kilomètres de longueur qu'il s'agit d'assurer à la fois la « diversité » et « l'harmonie » des quartiers : « Si l'ensemble est traité avec qualité, cohérence, harmonieuses transitions, on aboutira alors – et dans le détail – à la diversité recherchée. Le plan de ville est simple. Il permet de se repérer aisément. Il favorise l'accueil des visiteurs.»
Identité et mémoire

Des villes nouvelles on a souvent dit qu'elles ont trop de géographie et pas assez d'histoire, ou bien, selon J.-P. Lacaze, trop d'architectures et pas assez d'urbanisme. Pendant les premières années, les préoccupations des décideurs et des analystes des villes nouvelles ont été tournées vers l'appréhension, la lisibilité urbaine ; l'infléchissement de la conception urbaine en est la preuve. Puis, avec le discrédit de la modernité, l'essaimage des problématiques du patrimoine a commencé à interroger la mémoire des villes nouvelles.
Leurs premiers habitants n'étaient pas particulièrement des pionniers ; ils étaient venus pour des raisons économiques, pas pour fonder une ville, mais en fin de compte, ce sont eux qui ont fondé les villes. Aujourd'hui, les pionniers fondateurs sont partout minoritaires en nombre et l'accueil des nouveaux arrivants ne donne évidemment plus lieu au même rituel. Pourtant, les villes nouvelles étant en chantier depuis vingt cinq ans, les arrivants d'il y a dix ans éprouvent le sentiment d'avoir été eux aussi des pionniers, ne serait-ce que parce que, n'ayant plus pour voisins les pionniers fondateurs, ils se trouvent désormais en première ligne par rapport aux tout derniers arrivants. En tout cas, les villes nouvelles n'ont pas réussi à assurer une nouvelle citoyenneté telle qu'elle était attendue dans les années soixante-dix, ne serait-ce que parce que la conservation des anciennes communes a maintenu les habitants dans les règles politiques et administratives ordinaires.
Avec l'apparition de l'échelon « ville nouvelle » se pose la question de l'identité locale : est-on plutôt de son quartier, de sa commune ou de sa ville nouvelle ? On imagine bien que des habitants de Montigny-le-Bretonneux, par exemple, commune de Saint-Quentin-en-Yvelines, puissent se dire à la fois Saint-Quentinois et Français, et aussi, éventuellement, catholiques de tradition et Bretons d'origine. L'appartenance identitaire n'est pas exclusive, elle est liée à aux situations, la réponse étant commandée par la demande. La question, en soi, de l'appartenance identitaire n'est donc ni très utile, ni pertinente. Ce qu'il faudrait savoir mieux, c'est ce que représentent le quartier, la commune, la ville nouvelle, les comunes voisines dans la pratique et dans le schéma de représentation urbaine des habitants.

Après le défrichage, le déchiffrage

Les villes nouvelles n'ont pas attendu d'arriver à maturité pour remettre en cause les conceptions urbaines périmées des années soixante et soixante-dix ; la forme des derniers quartiers en est la preuve. Toutefois, la récente rectification des erreurs ne s'attache pas à réparer l'oubli – quand ce n'est pas la négation – des tracés préexistants. Albert Lévy et Vittorio Spigai sont convaincus que « le sentiment de chaos, l'impression de désordre et d'illisibilité, et surtout, l'absence d'identité qui caractérisent les villes nouvelles, découlent aussi, en bonne partie, de la non prise en compte, dans le processus de planification urbaine, et de conception de la ville, de l'histoire du lieu d'implantation.» Si les destructions opérées par les premières vagues de construction sont irréparables, du moins faudrait-il maintenant prendre en compte les nouvelles permanences que les villes nouvelles ont créées depuis vingt ans, pour que soit préservée la mémoire récente. Les habitants ont réussi à établir des repères, y compris dans les modèles d'urbanisation aujourd'hui honnis ; les effacer sous prétexte d'actualiser le paysage urbain reviendrait à reproduire les mêmes erreurs que celles produites lors des premières vagues d'urbanisation.

Mais la responsabilité de l'espace n'est-elle pas limitée ?

Si même les « bons » quartiers ne résistent pas à la « crise » sociale, c'est que :
1° l'urbanisme voulu exemplaire des villes nouvelles ne suffit pas à en faire des sanctuaires de cette crise ;
2° il n'y a pas de détermination de l'urbanisme et de l'architecture sur les conflits urbains ;
3° et pourtant, il y a bien interaction entre urbanisme et société, dont le déchiffrement du système est le grand enjeu pour tous les types d'urbanisation.
L'amertume devant l'évolution sociale de certains quartiers des villes nouvelles, si on le rapporte à l'engagement des théoriciens de la modernité des années cinquante à soixante-dix, pose la question du sens de l'évaluation de formes urbaines et architecturales qui tournent le dos à cette modernité. Si l'urbanisme et l'architecture ne sont pas « responsables » de l'évolution sociale négative des Pyramides d'Evry ou du quartier Saint-Christophe de Cergy, en quoi le seraient-ils de la réussite – simple hypothèse – des nouveaux quartiers de Cergy-le-Haut ou Bussy Saint-Georges ?
C'est dans les villes nouvelles, laboratoires de l'innovation urbaine, que ressort avec acuité la difficulté de construire l'objet de l'évaluation. Comme la définition de l'art, celle de l'urbanité est affaire de théorie et de doctrine. Beaucoup reste encore à faire dans l'observation des « jugements d'urbanité » que propose Isaac Joseph pour décrire l'urbain dans des situations, dans des événements, voire dans des luttes. Pour notre part, nous voyons déjà que les habitants et les usagers réussissent à « faire de l'urbain », même quand la ville historique est niée, l'urbain qui n'est pas une structure permanente dont les villes historiques serait éternellement dotées et les villes nouvelles à jamais privées.

REFERENCES CITEES

BLANCHET, Maryse (1993), Le rapport des habitants de Marne-la-Vallée à l'espace physique et à l'espace social, Perception et image de la ville, tomes 1 et 2, Thèse de doct. en psycho. sous la dir. de Cl. Levy-Leboyer, Univ. de Paris-V.
BOYER, Jean-Marc [éd.] (1993), Vers une nouvelle culture urbaine. Les rencontres de Marne-la-Vallée (9 déc. 1993), Paris, Ed. Altamira.
CARREZ, Gilles [entretien avec] (1992), in : M.-C. Loriers, Saint-Quentin-en-Yvelines, Histoire en marche et verts parages, Paris, Autrement.
CHALAS, Yves (1992), « Les logiques de l'habiter : besoin, désir et nostalgie d'être », Espaces et sociétés, « Urbanité et citoyenneté », n° 68, pp. 149-165.
DESPONDS, Didier (1992), « La mobilité résidentielle et ses incertitudes: choisir une Ville Nouvelle ou choisir sa périphérie ?, Villes en parallèle, "Les périurbains de Paris", n°19, pp. 115-138.
EPACERGY (1995), Cergy-Pontoise. Une ville bien dans son temps, EPACergy.
EPAMARNE (1990), Bussy-Saint-Georges. Projets pour la ville, EPAMarne.
HARROLD, Julie (1990), « Chamfleury, an 20 », Miroir, n° 5, déc. 1990, pp. 7-26.
LACAZE, Jean-Paul (1992), La ville et l'urbanisme, Paris, Flammarion (coll. Dominos), 1995.
LACAZE, Jean-Paul (1994), Paris, urbanisme d'Etat et destin d'une ville, Paris, Flammarion (coll. Géographes).
LEVY, Albert, SPIGAI, Vittorio (1992), La qualité de la forme urbaine. Problématique et enjeux, Plan Urbain, 2 vol.
LYNCH, Kevin (1960), L'image de la Cité, Paris, Dunod, trad. fr. 1971.
MEDIANE (1994), Evaluation et dynamique du commerce de proximité dans la ville nouvelle de Sénart, EPASénart.
REUMAUX, Françoise (1995), «Espaces à prendre, le paradigme de la rumeur», in Isaac Joseph [éd.], Prendre place. Espace public et culture dramatique, Paris, Ed. Recherches/Plan urbain, pp. 251-259.
ROULLIER, Jean-Eudes [éd.] (1989), 25 ans de villes nouvelles en France, Paris, Economica.

La Revue Sociedade e Territorio est consultable au Centre de documentation de l'Ipraus