« Les variations saisonnières de la vie familiale : enquête sur les secondes résidences » (avec Anne Gotman et Benoîte Decup-Pannier), in Philippe Bonnin, Roselyne de Villanova (dir.), D'une maison l'autre, parcours et mobilités résidentielles, Grâne, Créaphis, 1999, p. 171-205.

Texte intégral de l'article



Le titre fait évidemment écho au célèbre essai de Marcel Mauss (1950) qui avait le premier attribué aux morphologies sociales extrêmement contrastées des « Eskimos » l'hiver et l'été des raisons non pas climatiques mais sociologiques, et y faisait l'hypothèse que ces fameuses variations saisonnières de la vie sociale s'appliquaient en toute hypothèse à d'autres sociétés dont les nôtres : la vie urbaine entre dans une période d'alanguissement continu de vacances jusqu'en automne et se relève jusqu'en juin pour retomber à nouveau. Ce qui a surtout retenu notre attention dans cette peinture bicolore de la sociabilité des Kwakiutl, c'est précisément le double système de sociabilité qui prend place l'été et l'hiver (avec primat alterné du profane et du religieux) et les modes d'organisation domestique qui lui correspondent : patriarcal, nucléaire et individualiste l'été ; joint, collectif, avec rapports de parenté indifférenciés l'hiver.
D'où la question de savoir si, dans la double résidence telle que nous la connaissons dans les sociétés urbaines pouvaient s'observer des différences dans le fonctionnement du groupe familial ; dans sa composition mais surtout dans son mode relationnel. Allions-nous trouver, par exemple, un mode de vie plus individuel dans la résidence principale, plus collectif et groupal dans la seconde résidence ? Celle-ci serait-elle l'hiver de la famille, non pas au sens d'hibernation mais bien au contraire d'effervescence ?

Résidence secondaire, pour sortir du quotidien : un paradoxe

Cette interrogation s'inscrit dans la question générale des vacances et de « l'expérience touristique » interprétées également par Jean Remy (1984) comme une forme de « sociabilité alternative » un mode mineur, latéral d'implication sociale, permettant une distance au rôle. Cette « propension à accéder à un autre espace que l'espace quotidien » est qualifiée là aussi d'« invariant anthropologique ». Choisir un lieu familier et familial pour accéder à un autre espace que l'espace quotidien, plutôt que le voyage (qui propose toujours un ailleurs lointain et différent) peut sembler paradoxal. Mais cela répond bien en revanche à cette question : « comment être mieux que chez soi ? » On voit bien par ailleurs par quel sentier le pratiquant de la seconde résidence s'échappe du quotidien : nature, cosmos, histoire familiale, thèmes sur lesquels il se livre bien volontiers.

Changement de focale sur la seconde résidence : vie quotidienne et familiale, et non pas temporalité biographique

Telle n'était pourtant pas notre focale. En effet, si nous nous appuyons sur les acquis fondateurs de Sansot (1978), Dubost et al (1994), ceux de Barbichon et al. (1978), nous nous en sommes écartés aussi dans la mesure où, sous l'influence de F. de Singly (1991, 1996), nous avons tenté une approche à la fois micro-spatiale et micro-temporelle, en nous concentrant sur le mode de fonctionnement du groupe familial en situation, sa concentration ou sa dispersion, le mode d'assemblement de ses membres dans l'espace de la maison, à différents moments de la journée. Contrairement à l'enquête sur L'Autre habitat de G. Barbichon, pour citer celle dont la problématique est la plus proche de la nôtre, qui se situe dans l'ordre de la temporalité biographique, nous nous sommes centrés sur le séjour lui-même, la vie quotidienne et les rapports interpersonnels tels qu'ils se déroulent entre les membres du groupe présents dans la seconde résidence, comparativement à ce qui se passe dans la résidence principale ; sur ce qu'il en était concrètement des rapports entre conjoints et des rapports parents-enfants in situ, dans l'espace-temps du week-end ou des vacances. La consigne des entretiens était : « pouvez-vous raconter un dimanche dans votre maison de .... ? » avec exploration en parallèle ou en alternance « d'un dimanche à Paris (ou à La Roche-sur-Yon, par exemple).» Nous sommes bien en cela dans une perspective d'étude de morphologie sociale, et non pas, par exemple dans la problématique des trajectoires résidentielles.

A la recherche du quotidien familial chimiquement pur

Mettre à jour ce quotidien familial pur, débarrassé de son quotidien, n'allait pourtant pas de soi : autant les interviewés sont diserts sur l'histoire de la maison, ses racines lointaines, et ses connexions maritimes ou rurales, autant la question de l'emploi du temps quotidien et des habitudes familiales inspire peu, voire rebute. Désenchanteur par nature, et difficile à explorer en toutes circonstances, le déroulement de la journée dans un espace qui est censé libérer de la quotidienneté constituait une question décalée, voire provocatrice. Aussi, pour y venir, le « détour » par les éléments de contexte était-il nécessaire.
La population enquêtée : vingt familles dont les deux tiers avec enfants à charge et un tiers à la retraite où sur le point de l'être avec enfants indépendants, pour observer les variations qui s'opèrent dans la seconde résidence selon la position dans le cycle de vie. Des cadres supérieurs, professions intermédiaires et employés dans deux types de localisation urbaine : l'agglomération parisienne avec maison à la campagne, et Vendée avec maison de bord de mer. Localisation qui explique que dans la majorité des cas la seconde résidence soit située dans une région d'origine, à tout le moins dans une région familiale, aucune de ces maisons hormis deux cas n'étant cependant une maison de famille, pour réduire relativement la part d'une histoire résidentielle longue qui eût immanquablement détrôné les énoncés recherchés sur la vie quotidienne et familiale.
Pour les deux tiers d'entre eux, la seconde résidence est à moins de cent kilomètres de la résidence principale et donc à portée de journée ou de week-end, alors que pour l'autre tiers, elle est réservée à des séjours plus longs (vacances ou week-ends prolongés). Bi-propriétaires (et pour certains tri-propriétaires), la plupart ont également bénéficié d'une participation familiale (aide ou héritage) soit pour l'acquisition de la résidence principale soit pour celle de la seconde résidence. Certains parmi eux ont aussi une caravane et partagent leurs vacances entre le séjour en seconde résidence et le voyage en caravane.

Résultats : non pas l'hiver familial, mais des modes d'agencements divers selon les heures, les mois et la période du cycle de vie

Disons-le tout de suite : nous n'avons pas trouvé d'hiver familial, ni d'été familial non plus. Mais des modes d'agencements divers selon les heures, les mois et les périodes de vie, configurations que nous avons regroupées sous trois rubriques : l'intimisme qui réunit dans un même espace, si possible restreint, avec recherche de promiscuité et de rusticité, tout le monde en même temps ; l'extension, réalisation accomplie d'un vivre ensemble séparément où conjoints et enfants disposent d'un territoire particulier, vivent chacun selon leur rythme et s'assemblent selon des combinaisons privilégiées ; la scission, par laquelle la maison secondaire devient préférentiellement celle de l'un des conjoints ou d'un enfant adulte, et qui permet aux uns et aux autres de se succéder dans l'espace. Les circulations de personnes et d'objets entre les habitations activent le système et assurent la continuité d'une maison à l'autre. Ces différentes configurations ne correspondent pas à des types de familles dans la mesure où celles-ci peuvent passer de l'intimité à l'extension d'un moment de la journée à un autre, de l'extension à la scission d'une période de vie à une autre.

1. Intimisme : unité de lieu et réengagement familial

Ce terme désigne tout ce qui est utilisé dans la seconde résidence pour empêcher la dispersion du groupe familial, pour rapprocher physiquement et relationnellement parents et enfants, y compris par l'adoption de contraintes. La principale différence entre un week-end à la campagne ou à la mer et un week-end en ville, c'est que dans un cas on reste sur place, à l'intérieur ou dehors ; dans l'autre cas on sort : faire des courses, voir des spectacles, visiter des amis, dans différents endroits, ensemble ou séparément. Dans un cas il y a une unité de lieu ; dans l'autre, pas. Ainsi, plus que les grands rassemblements familiaux à plusieurs générations, plutôt que les rites de célébration (anniversaires) ou les traditions (Noël) qui se feraient semble-t-il davantage dans la résidence principale, la seconde résidence est utilisée pour favoriser l'intimité familiale. La réunion parents-enfants peut s'énoncer sur le mode explicite de la volonté, et même du devoir. « Il faut vraiment le vouloir », explique une épouse, qui a délibérément cherché à « créer quelque chose à côté » pour sauver le couple de la faillite.
Choisir la seconde résidence peut être aussi un moyen de « se coincer » avec les enfants, échapper aux sollicitations de la ville. En tout cas il s'agit de créer une occasion de co-présence où le couple peut se retrouver, les amis se trouver. Intimité rendue possible par la durée du séjour ; le fait de se côtoyer du réveil aux heures tardives de la soirée. Cette intimité s'obtient :

a) au moyen de temporalités autres

Cette unité de lieu peut exister selon deux types de temporalités exactement opposées, celui de l'activisme ou celui de la relâche. Il s'agit de changer d'espace pour gagner du temps, au prix d'une double accélération (départs et rentrées, minutés à l'extrême). Deux façons de donner du temps à la famille :
– par un activisme qui la tient en haleine (ne pas arrêter de faire des choses ensemble) et implique une concentration des activités dans la seconde résidence et dans la résidence principale. « Ça prend la tête », dit une adepte de cette recette.
– par la vie au ralenti. Lorsque la famille se dépense sans arrêt dans la résidence principale, aller dans la seconde résidence permet alors de faire relâche : « faire les molles », c'est-à-dire de la chaise longue, se donner des occupations, non pas des activités.

b) grâce à l'extérieur, se retrouver dehors, aller à la plage avec les enfants, partir se balader. L'espace extérieur privé et public est utilisé pour les épanchements de la famille, il permet de vivre «vraiment ensemble.»

c) au moyen de dispositifs scéniques « anti-dispersion » tels que :

– la suppression du téléphone et de la télévision. Cette dernière, support d'évasion pour les hommes, surtout lorsqu'ils sont friands de sport (ex. le Tour de France les deux tiers du mois de juillet) est vue comme un élément de passivité. Sa suppression assure le réengagement actif de tous. Rarement la télévision est vue comme une activité commune et rassembleuse, ce qu'elle peut être pourtant. Quant au téléphone, l'encombrement des cabines ou l'âge de vieux parents viennent à bout de cette ascèse. Les années permettent in fine la levée de l'embargo.
– le jeu est ainsi préféré à la télévision, qui maintient la famille autour d'une table des heures durant, parfois tard le soir.
– les tablées qui durent et qui rassemblent, remettent à l'honneur la fonction nourricière articulée sur les produits naturels, des plats moins cuisinés, moins sophistiqués mais plus sains.
– le boire, que l'on s'accorde avec une générosité plus grande, voire inhabituelle dans la seconde résidence, et qui, on le sait, est le lubrifiant de la communication.
– des dispositions spatiales comme la remise en cause de la séparation cuisine/séjour permettent à la cuisinière de ne pas être isolée lors de la préparation des repas.
– Enfin, c'est par un mode indifférencié du partage des tâches et des modes de regroupement inédits et changeants que se fait la prise en charge de la maisonnée. De même, davantage de participation des enfants dans l'ameublement reflète un fonctionnement plus collectif, plus participationniste, où les rôles parentaux sont moins tranchés (l'âge des enfants peut également intervenir). Ce qui n'est peut-être pas sans lien avec l'indétermination affective et comportementale caractéristique du mode mineur, et la part de fantaisie ménagée par ce mode d'engagement social.
La promiscuité elle-même, certes contrainte par les moyens économiques, est bienvenue et recherchée pour les effets de proximité physique. Et, sinon la promiscuité, une façon de vivre à l'économie qui peut avoir un sens voisin. L'étroitesse des lieux, la rusticité de l'environnement, recherchées pour elles-mêmes, ne sont pas sans rappeler les pratiques de camping que certains ont pratiquées auparavant et qu'ils poursuivent en version motorisée (camping-car). Retour à la vie simple des débuts, des commencements, voire de l'enfance supprime les médiations qui ont peu à peu parasité la vie de groupe. L'éprouvé des sensations physiques (campement, petites pièces, froidure) éclaire la vie familiale d'une lumière naturelle, et lui confère une immédiateté revivifiante.


2. Extension - espacement - ensemble séparément

Deuxième type de configuration : celle qui s'organise selon une disjonction des temporalités et des territoires personnels. Configuration qui permet au mari et à la femme d'aller chacun de leur côté, de se constituer un domaine réservé, comme le jardin, royaume de choix, masculin ou féminin. Qui laisse aux enfants un domaine à eux, où ils peuvent vivre le plus librement possible sans heurts. Configuration qui est aussi l'occasion de quitter la peau de parents pour développer des dialogues singuliers avec tel ou tel de ses enfants. Ce principe d'extension se traduit par :

a) une désynchronisation des activités.

Le support le plus visible de cette désynchronisation est le petit-déjeuner, plus rarement le déjeuner. Servi pour réunir tout le monde, le petit-déjeuner est, de fait, pris séparément au fur et à mesure du réveil et de l'arrivée de chacun, chacun selon son rythme (rituels échoués) sans cérémonie. Les déjeuners à la carte, « self-service », ou repas salade permettent à chacun de se nourrir à heure variable, indépendamment de tous. A celui qui néanmoins veut s'abreuver de la présence de la maisonnée, généralement la mère, parfois le père, il ne reste plus qu'à re-déjeuner avec chacun, autant de fois que nécessaire.

b) des territoires séparés du mari et de la femme : l'extérieur offre ici non pas le support d'un espace commun, mais la possibilité de s'isoler, ou de s'ignorer. Jardinage, bricolage, écriture, lecture mais aussi tâches ménagères enferment ici les conjoints dans une bulle dont ils ne se sortent qu'aux heures du déjeuner et du dîner. Ce qui peut se traduire par un renforcement des rôles, notamment celui de la femme en maîtresse de maison, mais également en femme de ménage, quand la confection des confitures maison marque le pas devant l'ingratitude de tâches ménagères quotidiennement alourdies par le nombre des passagers. Lorsqu'il y a partage des tâches c'est plutôt chacun à son tour, et chacun dans son domaine d'élection, qu'ensemble.

c) le territoire des enfants : la maison conçue pour que les enfants aient leur chambre particulière ou commune, leur aire de jeux, un coin où recevoir leurs amis, un espace où vivre leur vie lorsqu'ils avancent en âge, ménage une activité séparée et indépendante, interrompue simplement par les rendez-vous des repas de midi et du soir. La vie ici est très semblable à ce qu'elle est dans la résidence principale, mais avec un degré supplémentaire d'autonomie liée au surcroît d'espace et de temps. La morphologie familiale est comme dilatée.

d) colloques singuliers : cependant, des colloques singuliers peuvent s'organiser dans les interstices de la journée ; plus que le rassemblement global de tous avec tous, la terrasse, la pelouse, la pêche, le vélo peuvent être l'occasion de prolonger ou de nouer des conversations seul à seul avec un enfant.

3. La seconde résidence pour faire maison à part

Cette configuration par laquelle la seconde résidence est très préférentiellement la maison d'un conjoint, tandis que l'autre se redéploie dans la résidence principale peut se produire d'entrée de jeu, lorsque le mari ou la femme réussissent à « imposer » l'autre maison à la famille qui suit, sans plus ; ou bien résulter d'une évolution plus ou moins longue, qui fait que l'un des conjoints se détache peu à peu de l'autre maison, tandis que l'autre s'y installe toujours un peu plus.

Tel père que l'on avait déjà privé de ligne téléphonique dans la seconde résidence pour le réimpliquer dans la vie familiale, que l'on avait invité à participer au ravitaillement là aussi pour lui faire reprendre pied dans la maisonnée, mais qui, les années aidant, aime de moins en moins l'eau, et de plus en plus son établi et sa cave, laisse ainsi progressivement la maison secondaire à sa femme, aux petits-enfants, à la grand-mère, part systématiquement après tout le monde et revient toujours un peu avant.

Telle mère de famille qui se contraint à aller à la campagne pour échapper aux sollicitations de ses amis et se consacrer plus sûrement aux enfants, s'avise qu'en cas de divorce, la disposition de ce double patrimoine faciliterait la liquidation du régime matrimonial, sans hésitation aucune pour l'affectation de l'une et l'autre maison.

Telle autre mère de famille qui se résoudra, l'heure de la retraite venue, à suivre son mari dans sa sacro-sainte maison de campagne, prendra soin, avant de quitter les lieux, de faire en sorte que les filles reprennent l'appartement parisien et lui conservent, sinon un pied-à-terre, du moins l'occasion de revenir à Paris.

Telle autre femme enfin, fervente adepte de l'alternance résidentielle, voit peu à peu son conjoint élire domicile de façon quasi permanente dans une seconde résidence en passe de devenir son unique résidence.

Nombreux enfin sont ceux qui avec l'arrivée de petits-enfants ou la conversion de la seconde résidence en lieu de travail décalent leurs allers et venues et se retrouvent seuls par moments dans l'une ou l'autre maison.

La seconde résidence permet ici non seulement à chacun de vivre ensemble séparément, mais de se succéder. Le même phénomène se produit lorsque les enfants deviennent adultes, et qu'après une phase difficile (« infernale » disent certains) où ils ont été soit contraints de partir avec les parents soit de rester avec eux pour en tout cas n'être jamais seuls, ils réussissent à négocier l'alternance. Et comme le dit l'un d'eux, « lorsqu'ils nous demandent quand est-ce qu'on y va, en fait la question veut dire : quand est-ce qu'on n'y va pas ! »

En fait, de grands rassemblements familiaux intergénérationnels, image d'Epinal de la grande maison de famille, la seconde résidence, si elle survit à la croissance et à la prise d'indépendance des enfants, sera plutôt l'objet de savantes stratégies de succession. Listes d'inscriptions et tours de rôles organisent dès lors l'entrée dans les lieux des différentes cellules familiales. Etant entendu que les enfants, sitôt mariés et parents, se mettent sur les rangs pour recueillir l'usage, voire la propriété, de maisons d'autant plus désirables qu'elles concentrent d'agréables souvenirs de vacances.


4° Promener ses manies d'une maison l'autre.

Entre résidence principale et seconde résidence, les circulations vont bon train. Il n'est pas nécessaire de s'étendre sur les transports d'objets, de nourriture, de linge, de livres et de jeux qui remplissent les voitures dans un sens et dans l'autre, restes de la semaine destinés à faire le premier repas du soir, produits frais de la campagne ramenés pour la semaine, vieux vêtements apportés tout spécialement pour la campagne, et rapportés en ville pour être nettoyés; vieilles poêles qui attachent en ville et qui arrivées à la campagne attachent toujours, seront grattées, remisées, puis finalement jetées...

La seconde résidence sert, on le sait, de déversoir au trop plein de la consommation, elle permet de ne pas se séparer de meubles, d'équipements électroménagers, et d'affaires que sa présence permet toutefois de renouveler. De même que la seconde résidence permet de vivre la famille sur des registres différents, elle donne à la consommation une aire de diversification supplémentaire. Et tout laisse à penser que jamais, là non plus, la séparation entre les deux maisons n'est stabilisée, car comme le dit une interviewée « on promène ses manies d'une maison à l'autre ».

Une frontière toujours renégociée

Ainsi la distance entre l'une et l'autre maison n'est-telle jamais acquise. Les habitudes passent de l'une à l'autre et inversement. Autrement dit, la circulation se fait non seulement dans un sens, la seconde résidence étant en quelque sorte le conservatoire de la résidence principale, mais également dans l'autre sens. L'usage du barbecue, de la femme de ménage, libertés prises en vacances, peuvent revenir dans la résidence principale, ainsi augmenter le confort de l'une et vider partiellement l'autre de son attrait. La frontière entre les deux maisons peut se laisser grignoter par les ans, quand non seulement le téléphone, mais le transfert de la ligne, pire, le fax re-joignent inexorablement l'un habitat et l'autre. Et que dire lorsque le travail refranchit la ligne de la maison de campagne pour en devenir bien souvent le plus sûr refuge ?

L'autre habitat, quelle différence ?

Mais alors, on peut se demander en quoi cette description de la seconde résidence se différencie de la résidence principale. Si la promiscuité n'en est pas l'organisatrice princeps, si l'extension, cette morphologie plus ou moins désarticulée et désynchronisée, n'est en fait que l'extension du fonctionnement de la résidence principale et, si scission et circulation organisent leur complémentarité réciproque, quels sont les marqueurs spatio-temporels de la seconde résidence ?

Intimisme, différentiel important et rusticité

De fait, seule la morphologie intimiste, assortie de ce parti de promiscuité, tranche véritablement avec les pratiques familiales de la résidence principale. Aussi n'est-il pas étonnant que les pratiques les plus intimistes soient le plus nettement associées à la revendication explicite d'un différentiel important entre résidence principale et seconde résidence, cette dernière délibérément dotée d'un confort rustique et d'un ameublement sélectif où brocante, meubles anciens, ou de famille sont censés donner un style personnel, à soi, plus que du style ou du standing ; différences, on l'a dit, qui tendent toutefois à s'estomper avec les années, quand d'autres contraintes surviennent, quand davantage de moyens sont là, quand le fait de céder sur certaines exigences ne menace plus le projet isolationniste de départ quand les préférences des conjoints enfin s'affirment dans leur différences.

Extension, espace annexe et confort pratique

Inversement, les pratiques les plus nettement extensionnistes se retrouvent préférentiellement chez des familles pour qui la seconde résidence est davantage un prolongement, voire une annexe de la résidence principale. Utilisée comme base sportive de loisirs, elle est alors volontiers équipée de toutes les facilités de la vie courante, et meublée fonctionnellement.

Les meubles évacués de la résidence principale participent de l'une et l'autre logique. « Intégristes » d'un côté, « pratiquants pauvres » de l'autre, ainsi appelés pour désigner cette variabilité de la variation introduite par la seconde résidence dans le mode de vie familial, décrivent donc non pas tant des individus que des types de pratiques pouvant évoluer dans le temps et changer selon la période du cycle de vie.

Et derrière l'affirmation d'une différence une continuité certaine

Ainsi, au-delà de cette variabilité de la variation morphologique apportée par la seconde résidence, l'important est de souligner que celle-ci permet à la famille de jouer sur tous les tableaux, notamment en fonction de la période du cycle de vie, la promiscuité étant plus aisément praticable avec de tous jeunes enfants, l'extension résultant pour partie de la pression des jeunes, et la scission s'installant à l'approche de la phase du nid vide. Mais surtout, le discours de la différence doit être relativisé à la continuité réelle observable par ailleurs entre les usages familiaux de la résidence principale et ceux de la seconde résidence, et doit être compris comme une différence gagnée sur la ressemblance, plus qu'une différence absolue.

Voisinage et hospitalité : continuité plus que rupture

Cette continuité se voit dans le fait que les relations de voisinage ou d'hospitalité, contrastées, sont moins déterminées par le fait d'être en seconde résidence que parce qu'elle fait système avec la résidence principale. Certes les usages peuvent varier de l'une à l'autre, les voisins se faire plus liants et les hôtes plus généreux dans l'aire de la secondarité. Mais on ne peut manquer d'être frappé simultanément par une faiblesse des relations de voisinage, contacts plus qu'échanges, en tout point similaire à la moyenne française, qui se satisfait du bonjour-bonsoir, éventuellement d'un petit apéritif remis de jour en jour et pris in extremis, juste avant de partir, quand bien même on est plus disponible et plus visible. De même le soin mis à ne pas se laisser envahir, à trier les amis fidèles, à filtrer les entrées témoigne d'une hospitalité soucieuse de son quant à soi, et parfois cruellement différente d'un idéal d'ouverture fantasmé, avec son cortège de contrariétés et de déceptions.

Non pas une autre vie, mais la continuation de la vie familiale par d'autres moyens. Non pas compenser les manques, mais faire exister le couple.

L'autre habitat apparaît, en conclusion, comme l'un des moyens d'accomplissement du couple et de la famille ; non pas une compensation mais une pièce à part entière du projet familial. Ce résultat qui met l'accent sur la continuité tient aussi à une conception sociologique du collectif familial qui diffère de la vision psychologique généralement adoptée. Loin de considérer la décision de l'achat de la seconde résidence comme venant combler un creux conjugal, conjurer une crise, réparer un dysfonctionnement familial auquel elle n'apporterait qu'une réponse illusoire ou décalée, on a considéré la seconde résidence comme un moyen parmi d'autres de relancer le colloque conjugal, au même titre que le changement de travail de l'un des conjoints, l'adoption de nouvelles activités, etc... Si l'on voit en effet la formation du couple comme un état initial idéal duquel celui-ci ne peut que tomber, la venue de la seconde résidence est alors vue comme la compensation d'un manque ou d'une défaillance (un ersatz) et comme un élément de la pathologie conjugale. Si l'on considère au contraire l'histoire du couple comme un processus de construction impliquant des ajustements et même des créations permanentes, la place de la seconde résidence dans la construction familiale revêtira une signification plus structurelle qu'accidentelle, et la dimension de continuité, de processus, l'emporte alors sur celle de la rupture et de compensation.

Le discours de la rupture entre résidence principale et seconde résidence, très présent dans certains énoncés, est alors à interpréter comme une entité construite et délibérément entretenue, au service de la continuité familiale, comme une variation, au sens plein du terme qui permet au groupe d'exister dans la durée, et non pas seulement se survivre. La seconde résidence, ou la continuation de la famille par d'autres moyens.

Pour conclure : alternance plus qu'alternative ; l'une après l'autre et non pas l'une ou l'autre

S'il fallait choisir, et peut-on choisir – question vertébrale de la recherche sur L'Autre habitat – celui-ci ne serait qu'une pièce supplémentaire de l'habitat familial venant en complément, en renfort de l'habitat principal. Dans cette perspective, il n'y aurait pas de hiérarchie implicite ou désirée entre résidence principale et seconde résidence, mais nécessité réciproque de l'une et de l'autre. Non pas l'une ou l'autre mais l'une après l'autre. Pas de choix à terme, comme le confirme d'ailleurs la recherche de Dubost et al., qui précise « qu'aucun n'envisage de s'installer à demeure et de faire de la seconde résidence sa résidence principale.»
C'est bien l'hypothèse de l'alternance qui est à l'oeuvre, et l'idée des saisons qui, comme le dit Marcel Mauss, peuvent correspondre aux saisons stricto sensu, mais aussi faire se succéder des périodes de temps plus courtes – alternances mensuelles, hebdomadaires, voire journalières. Ceci rejoint aussi tout à fait l'idée exprimée par Jean Remy selon laquelle la secondarité, exprimée de façon privilégiée par l'espace privé, la seconde résidence, exprime une certaine volonté d'habiter en plusieurs lieux.


A la question de départ : « allions-nous trouver un mode de vie plus individuel dans la résidence principale, plus collectif et groupal dans la seconde résidence ? », que peut répondre cette enquête exploratoire ? Premièrement que la seconde résidence a bien pour fonction d'introduire une variation saisonnière de la vie familiale. Deuxièmement, que, la seconde résidence, néanmoins, n'est pas la saison « hivernale » de la famille, le lieu de l'intensité collective, car elle peut être tout autant l'occasion de prendre sinon congé de l'autre, ses distances avec lui. Ainsi, telle l'expérience touristique décrite par Jean Remy, la pratique de la seconde résidence admet des formes variées, à l'extrémité desquelles se trouvent la recherche du « coude à coude » ou la quête de la « dispersion » (Remy, 1994, p.70). S'il y a plusieurs manières de rejouer la vie familiale d'une maison l'autre, c'est que la famille a ses heures, ses saisons, ses périodes, des moments de réengagement ou au contraire de dégagement, qui, de la matinée à la soirée, d'un mois à l'autre, du début à la fin de la vie commune, à tel ou tel moment de sa trajectoire, la portent vers une morphologie plutôt qu'une autre.

Références citées

G. Barbichon, A. Blanchet, S. Karsenty, L'Autre habitat. L'habitat bi-local des résidents secondaires en France, Paris, CSTB-ministère de l'environnement, 1978.
F. Dubost (dir.), R. Bonnain, Ch. Cicé, J. Cloarec, M. Perrot, N. Phelouzat-Perriquet, M. de la Soudière, Les résidences secondaires. Nouvelles orientations, Paris, Datar (Groupe de prospective sur l'avenir des espaces ruraux), 1995.
M. Mauss (1950), « Essai sur les variations saisonnières des sociétés Eskimos. Etude de morphologie sociale », in M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1978, pp. 389-475.
J. Remy (1994), « L'implication paradoxale dans l'expérience touristique », Recherches Sociologiques, vol. XXV, n° 2, 1994, pp. 61-78.
J. Remy, Liliane Voyé (1981), Ville, ordre et violence, Paris, PUF.
P. Sansot, H. Strohl, H. Torgue, C. Verdillon (1978), L'espace et son double : de la résidence secondaire aux forme secondaires de la vie sociale, Paris, Ed. du Champ urbain.
F. de Singly (1991),« Les relations familiales », in F. de Singly (éd.), La famille. L'état des savoirs, Paris, La Découverte.
F. de Singly (1996), Le Soi, le Couple, et la Famille, Paris, Nathan.


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